La laïcité n’est pas une valeur. C’est un principe qui permet de susciter et défendre des valeurs. En France, les valeurs de la République sont triples : liberté, égalité et fraternité. Alors que deux premières paraissent antagonistes, la troisième est ce qui crée de la cohérence. Pour le dire autrement, sans fraternité, pas de liberté et d’égalité conjointes. Le but est de « faire tenir debout notre devise républicaine ». Or, pour autoriser la fraternité à naitre entre des personnes différentes, il faut un levier : c’est celui que permet la laïcité.
Nous défendons une conception ouverte, humaine et proactive de la laïcité : un principe de possibles et de permissions à la liberté de conscience plus que de replis communautaires et d’interdits. Il s’agit d’apprendre à vivre ensemble avec nos différences, et non pas malgré elles. C’est en ce sens que la laïcité a besoin d’être pédagogiquement antérieure à la démocratie : elle ne se contente pas seulement de donner la parole aux gens, elle fait en sorte que des discussions s’engagent, dans le sens d’une compréhension mutuelle des logiques individuelles et vers la construction d’un respect des conceptions de vie. En somme, c’est l’exact contraire de ce que l’on voit et ce que l’on entend sur de nombreux plateaux de télé ou de radio : des personnes bien sûres d’elles, qui invectivent l’autre parce qu’il pense différemment, quitte à lui prêter de fausses intentions et à se servir de ses moindres faiblesses pour tenter de le dominer et de le faire taire. Lamentable est le seul mot qui nous vient à l’esprit quant à ces façons d’échanger sur des sujets aussi sensibles que le vivre ensemble dans une société, de fait, multiculturelle.
L’école ne peut pas tout, surtout dans une période où ses moyens, ses forces et son projet républicain sont durement mis à mal par des logiques politiques court-termistes et idéologiquement très ancrées. Toutefois, en tant qu’éducateurs de la nation, les enseignants sont présents auprès des jeunes qu’ils accueillent. Ils peuvent refuser ce fatalisme morbide. C’est le choix fait par toutes celles et tous ceux qui s’engagent de manière pédagogique. Mais, comme l’explique P. Meirieu, la pédagogie est un sport de combat. Elle exige de tenir des positions fortes, justement pour permettre à d’autres de se rencontrer par des échanges démocratiquement organisés et au-delà des seules injonctions descendantes ministérielles.
Cette vitalité est particulièrement importante en ce moment. Surtout dans une période où l’école doit faire face au retour de tous les élèves, en classe ou derrière un écran en raison des mesures contre la Covid, suite à l’assassinat terrible de l’un de ses enseignants, Samuel Paty. La parole des adultes s’est déjà exprimée, à travers les informations diffusées par les médias, sur les réseaux sociaux, par des discussions au sein des familles. Mais cette parole n’a pas forcément une portée éducative, dans le sens où elle ne valorise pas toujours les valeurs de la République et dans celui où elle ne laisse pas suffisamment de place à la construction de la réflexion des enfants, à partir de l’utilisation de leurs pensées premières. Or, si l’on veut que ce tragique fait puisse être retenu comme l’occasion de faire de la laïcité un mode ordinaire du fonctionnement scolaire, plusieurs vigilances sont nécessaires, présentées ici sous forme d’un processus en cinq étapes :
– Etape 1 : Décrire les faits, pour que les élèves sachent tous de quoi il est question : un professeur de collège qui rentre chez lui, se fait tuer par un fanatique religieux parce qu’il a conduit un cours sur la liberté d’expression, à partir d’exemples de caricatures diffusées dans la presse.
– Etape 2 : Rappeler les deux interdits majeurs franchis par ce crime : d’abord l’interdit fondamental de meurtre, qui structure toute relation entre des êtres humains. Ensuite, la privation d’expression, contraire aux multiples textes sur la liberté d’expression : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi » (Article 10 de la Déclaration de l’Homme et du Citoyen – 1789) – « L’imprimerie et la librairie sont libres » (Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse), ainsi que les diverses restrictions prévues par cette loi : insulte, diffamation, calomnie, incitation au crime, outrages à la décence publique.
– Etape 3 : Encourager les élèves à poser une parole face à ces évènements, pourquoi pas par le biais d’émotions, mais aussi d’opinions partagées.
– Etape 4 : Expliquer le principe de laïcité comme condition de cette liberté de conscience. Ce principe est justement ce qui permet à chacun de dire ses pensées sans être inquiété pour ses croyances, ses appartenances ou ses modes de vie. Autrement dit, présenter la laïcité comme le droit accordé à tous de s’exprimer, pour mieux accéder à des pensées différentes et ainsi grandir en tolérance puis en respect.
– Etape 5 : Associer les élèves à des démarches de projets non-violents contre ce qui met à mal ce principe de laïcité (privant ainsi certaines personnes de leur droit d’expression). « Que pouvons-nous faire, à notre niveau, pour entretenir ce bien commun du principe de laïcité ? Comment peut-on s’organiser pour que chacun se sente autorisé à dire ce qu’il pense, sans craindre des moqueries ou des agressions ? Comment lutter contre les tentatives d’intimidation ou d’interdiction d’une pensée libre ? »
Gwen est enseignante en EREA (Etablissement Régional d’Enseignement Adapté). En tant que professeure principale avec une classe de 3è, elle va engager un travail pédagogique en ce sens, en complément de ce qui sera proposé à l’échelle de l’école et selon ce qui sera possible avec les mesures de protection sanitaire. Pour la 3ème étape, elle prévoit lundi d’organiser un cercle PRODAS (Programme de Développement Affectif et Social) autour du lanceur « Quand j’ai découvert ce qui s’est passé… ». Les différentes étapes d’un tel dispositif sont bien précises :
1) Rappel des règles : ce qui se dit au sein du cercle reste dans le cercle, on a le droit de parler ou de ne pas parler, on respecte la parole des autres (on ne rigole pas, on ne juge pas, on ne se moque pas), on s’exprime en parlant de soi (de ses émotions et de ses ressentis), on demande la parole avant la prendre.
2) Présentation orale et écrite du thème
3) Expression personnelle sur le thème (confidentielle et non obligatoire)
4) Retours/questionnements sur l’expression des participants, sans jugement de l’avis des autres et sans discussion
5) Bilan commun : on étudie la diversité des idées énoncées et on reformule les plus fréquemment exprimées
6) Retour sur le ressenti au sein du cercle (sous forme d’un bilan-météo)
Les élèves ont découvert la forme de ce lieu d’expression sociale cette année.
Pour les étapes 4 et 5, Gwen envisage une deuxième séance mardi, ce qui sera l’occasion d’aborder le dessin de presse et la caricature, ce qui devrait conduire à concevoir la liberté d’expression comme importante et utile à la paix. Le principe est de faire réfléchir les élèves sur la place du dessin de presse pour recontextualiser ce qui se passe afin qu’ils puissent mieux comprendre le contexte du problème (et dans le même temps on parlera bien évidemment des libertés et des religions).
Enfin, dans un troisième temps (sûrement la semaine d’après), Gwen fera une séance décrochée sur les réseaux sociaux et les rumeurs, deux domaines qui lui semblent essentiels à aborder avec ces élèves. Ce sera l’occasion de leur proposer de s’inscrire dans un projet de création de capsule vidéo, à destination d’autres jeunes, pour que chacun puisse dire comment il envisage de faire vivre la laïcité au quotidien. L’outil audiovisuel permet alors d’engager les élèves, et que leurs réflexions prennent sens dans leur quotidien. Cet outil leur permet de faire faire vivre directement nos valeurs : la liberté en rendant les élèves libres de mettre en place des actions, de s’exprimer, réfléchir et créer des contenus à destination d’autrui ; l’égalité en rendant les élèves égaux face à la tâche pédagogique : tout le monde peut participer activement, quel que soit son niveau scolaire, la vidéo garantissant un travail commun. Sans collaboration, on ne peut réaliser une vidéo, tout le monde est utile à son échelle. La laïcité ne serait plus « un cours » mais serait vécu par les élèves comme une expérience de vie. L’an passé, Gwen a accompagné des élèves dans un projet similaire, mais pour les sensibiliser aux inégalités de genre. À titre d’exemple, voici ce que cela avait donné.
De manière plus large, sans oublier la situation qui pousse le monde de l’enseignement à agir formellement au retour des vacances d’automne, le principe de laïcité en classe correspond surtout à une organisation ordinaire du travail des élèves. Outre des séances spécifiques sur la transmission de savoirs relatifs à la citoyenneté, il se développe aussi par l’intermédiaire de dispositifs particulièrement adaptés.
Les discussions à visées démocratiques et philosophiques ont un double intérêt : d’abord celui de faire participer les élèves à des discussions réglées, où l’écoute est garantie par des règles de sécurisation des échanges et où le but n’est pas d’essayer d’avoir le dernier mot mais de construire une pensée à partir des idées énoncées. Ensuite celui de travailler spécifiquement les habiletés du penser par soi-même, reconnaissable par la capacité à ne pas être systématiquement d’accord avec le dernier ayant parlé. Ce travail didactique est possible par l’articulation des processus d’argumentation des opinions, de problématisation des affirmations et de conceptualisation des notions employées. Une participation régulière à de telles discussions modifie également le rapport aux contenus scolaires, parce que les élèves sont entrainés à distinguer croyances, avis et savoirs, les savoirs étant épistémologiquement construits, ce qui ne peut pas l’être pour des vérités révélées ou des humeurs spontanées.
En complément de ces renforcements du principe de laïcité, c’est plus généralement les différentes formes de coopération entre élèves qui les préparent aux valeurs de la république. C’est parce qu’ils sont encouragés à travailler à plusieurs, sous forme d’entraide, d’aide demandée ou d’aide reçue, que les camarades existent plus pour les expériences partagées avec eux qu’à cause de leurs différences. En même temps, c’est parce qu’ils sont différents que l’espace de la classe est un lieu où il est précieux d’entretenir la reconnaissance de chacun, pour que tous s’y sentent valorisés et pour que les expériences des uns deviennent des ressources potentielles pour tous les autres.
Sylvain Connac (Université Paul-Valéry de Montpellier/LIRDEF)
Gwendoline Ecalle (Eréa Jean-Jacques Rousseau à Montpellier)