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Je suis rentrée chez moi. Mon mari pas encore : son établissement est en grève, ils sont en assemblée générale. À cette heure-ci, j’aurais dû être dans une école. Mais en sortant de cours au collège, je ne suis allée ni dans la première école, ni dans la deuxième : les consignes ne sont pas claires quant à des visites en classe de personnes extérieures, et je ne veux mettre personne en porte-à-faux. J’attendrai donc que tout cela s’éclaircisse, en espérant obtenir rapidement l’autorisation d’aller travailler avec mes collègues professeurs des écoles, et avec les enfants.

Je suis fatiguée. J’ai peu dormi. Il en faut, pourtant, pour perturber mon sommeil. De jour, je rationalise, je puise mon énergie auprès de mes proches, je fais le clown pour les enfants, je m’évade dans les savoirs. Mais cela ne suffit plus. Je suis, nous sommes profondément bouleversés. Je ressens une terrible tristesse. Mais dans ces lignes, je ne vais pas développer mes sentiments. Cette tristesse, c’est la mienne. Elle est intime, je ne la partagerai pas. Elle n’a pas de mots, d’ailleurs. Je vais, à la place, vous raconter ma matinée.

Merci de nous apprendre

À 7h30, je suis arrivée au collège. Pour cette semaine, nous conservons nos classes. Les chefs travaillent sur l’application du protocole, qui doit être mis en œuvre lundi prochain, selon les exigences institutionnelles. Nous rentrons donc dans les mêmes conditions qu’avant les vacances. Rester encore dans ma classe m’arrange bien, car mon enseignement s’appuie sur le matériel qu’elle contient. Il demeure que ce changement qui n’en est pas un laisse une impression étrange et inconfortable : la situation est grave, le virus circule, mais pour moi peu de choses changent. Certes, je vais animer mes formations en distanciel et non en présentiel. Mais pour le reste, c’est comme avant les vacances. Je lis dans la presse des commentaires sur le « protocole renforcé ». Je suis perplexe. Il y a les annonces, et il y a la réalité. Qu’est-ce qui compte le plus, aujourd’hui, entre les deux ?

À 7h50, deux élèves se sont présentées devant ma classe, deux élèves que je n’ai plus en classe cette année. Elles sont venues me demander comment j’allais. Elles m’avaient fait un dessin, un oiseau avec des symboles mathématiques qui semblent jaillir de ses ailes. Et au-dessus, « merci de nous apprendre, madame Lommé ».

Est-ce que vous avez peur, madame ?

À 8h, j’ai commencé la classe. J’ai fait l’appel. Et puis je me suis avancée devant mes élèves de 6ème, tellement graves que j’en étais impressionnée. Je leur ai d’abord expliqué que j’avais besoin de leur parler de Samuel Paty. Je leur ai expliqué que c’est important pour moi, que je ne peux pas commencer à faire classe de mathématiques sans cela. J’ai retracé l’histoire, pour donner des faits. Beaucoup d’élèves en étaient restés à des informations fausses. Ensemble, nous avons rétabli la vérité. La terrible chaîne qui part d’un mensonge, se prolonge en colère, est amplifiée par quelques personnes sur des réseaux sociaux, et là plus rien n’est maîtrisable. Les élèves avaient des questions : pourquoi Samuel Paty a-t-il montré cette caricature ? Qu’y avait-il dessus ? A-t-il eu tort de le faire ? L’élève qui a menti va-t-elle aller en prison ? Est-ce que vous avez peur, madame ?

J’ai répondu, à ces questions. Pour la dernière, j’ai demandé de préciser : peur de quoi ? Peur d’enseigner, de venir au collège, m’a-t-on répondu. Alors non, je n’ai pas peur. Et j’ai tu l’effroi que je ressens devant certaines dérives profondes de notre société.

Pour terminer, j’ai montré mon pendentif aux élèves. C’est un pendentif en métal, sculpté par un soldat de la Première Guerre Mondiale, dans les tranchées. Il porte un message : « Aimer toujours, oublier jamais ». C’est mon mari qui me l’a offert il y a quelques années. À chaque fois que je le mets, je pense à cet homme que je ne connais pas, dont je ne sais rien. Le message est magnifique et m’émeut, toujours. Peut-être n’aurais-je pas apprécié cet homme, si je l’avais connu. Mais j’aime sa démarche : il se bat, il est là, dans les tranchées, il côtoie la souffrance et la mort, et que fait-il entre deux assauts ? Il fabrique ce bijou. Qu’écrit-il dessus ? « Aimer toujours, oublier jamais ». J’ai expliqué que cet objet me fait penser à ce qui se passe aujourd’hui : il ne faut pas que la haine l’emporte. Il ne s’agit pas non plus d’oublier, et je n’oublierai jamais Samuel Paty.

J’ai quand même dû m’interrompre deux fois. L’émotion me submergeait. Heureusement ma collègue d’Ulis nous avait rejoints, et m’a relayée très professionnellement et très intelligemment.

Abandon de l’institution

J’ai ensuite laissé du temps aux élèves pour s’exprimer encore. Leurs questions sont venues sur le confinement. Ils sont inquiets d’un confinement total, comme l’année dernière. Ils souffrent de ne pas pouvoir sortir jouer avec les copains, alors que la maladie est invisible à leurs yeux. Là encore, nous avons explicité, ôté les ombres. Aujourd’hui, un reconfinement total n’est pas à l’ordre du jour. Et s’il intervenait, nous nous organiserions. J’ai expliqué comment, et au fur et à mesure je suis redevenue « madame Lommé » : rassurer les élèves, organiser, planifier, maintenir le lien, pédagogique et social, ça, je sais faire.

Et puis nous sommes revenus aux mathématiques. Et nous avons été drôlement efficaces. Nous avons travaillé sur les langages en géométrie.

10h, récréation. Des élèves sont venus me dire bonjour, demander des nouvelles, me raconter leurs histoires de vacances et leurs nouvelles découvertes sur le continuum espace-temps. Quelle chance de travailler avec eux : ils vous embarquent dans un mouvement tellement vivant, et me montrent de si belles qualités. Et j’ai rejoint la salle des profs alors que la récréation s’achevait. Là, je n’ai pu que contempler la douleur, la sidération, la colère de beaucoup de mes collègues. Entre sentiment d’abandon de l’institution, impression de mise en danger, perte de repères face aux injonctions contradictoires et tardives, comment travailler sereinement ?

10h20. L’heure suivante était celle de la minute de silence. Je n’avais pas d’élèves. À 11h, la voix du chef d’établissement a retenti dans tous les haut-parleurs du collège. Avec solennité, il nous a invités à faire silence. Tout le collège s’est tu, comme enveloppé de coton. J’étais seule, dans ma grande classe, à la table de bricolage, et je terminais mes découpages d’activité pour mercredi. J’ai posé mes ciseaux et laissé la vague de chagrin se briser. Une fois, la seule fois.

Claire Lommé