Comment réagir à l’assassinat de Samuel Paty ? Certes il faut renforcer la transmission des valeurs démocratiques et donc l’enseignement moral et civique. Mais comment faire ? Professeure en lycée et chargée de cours à Paris Diderot, Laurence De Cock va chercher chez C. Freinet une réflexion sur ce qu’est cette transmission. « Meubler l’enfant d’habitudes de dévouement et de serviabilité envers un milieu social dont on l’isole, en dehors de la situation réelle et des besoins concrets auxquels il devra répondre par sa conduite morale, c’est, à la lettre, lui enseigner à nager hors de l’eau ». L De Cock appelle à renforcer la formation des enseignants mais aussi à revenir aux programmes de 2015 d’EMC, capables d’articuler la transmission des principes et leur mise en oeuvre.
Préserver la liberté pédagogique
L’assassinat dramatique de notre collègue Samuel Paty nous a plongés dans l’effroi et le deuil ; une tristesse d’autant plus lourde que ce crime a été commis à la suite d’un cours d’EMC sur la liberté d’expression. Un enseignant est donc mort des suites de ses choix pédagogiques, c’est inédit, brutal, insupportable.
Il va de soi que l’onde de choc sera très longue et durable, et que nous priver des deux heures prévues de pré-rentrée est une décision incompréhensible qui empêche le recueillement nécessaire entre les personnels de l’établissement. Reprendre comme si de rien n’était est une chimère absolue, nous serons toutes et tous engourdis et endeuillés lundi matin.
Le ministère a semble-t-il entendu les syndicats qui, à l’unisson, ont réclamé que la liberté pédagogique soit laissée aux enseignants, du moins pour les petits. Chez les plus grands, on se dirige a minima vers une minute de silence puis la lecture de la lettre aux instituteurs et institutrices de Jean-Jaurès lundi 2 novembre, pourquoi pas, c’est un très beau texte ; l’historienne que je suis tique un peu à la décontextualisation et à l’usage purement sensible d’une source historique mais l’heure est trop grave pour chipoter sur ce point. Cette lettre ayant été par ailleurs choisie par les proches de Samuel Paty, c’est lui faire honneur que d’en accepter la lecture.
Pour les plus petits l’affaire est toute autre : qui des enfants aura entendu parler de l’horreur de ce crime ? Certains parents n’auront-ils pas au contraire pris soin de protéger leurs enfants des horreurs de l’actualité, dans un contexte déjà bien suffisamment anxiogène de deuxième vague d’épidémie ? C’est sans doute la première question à laquelle seront confrontés les professeurs des écoles. Surtout, laissons-les faire. Ils doivent être libres de procéder selon la perception qu’ils auront de leurs élèves. La question qui se pose sera donc celle-ci : peut-on ne pas parler de l’assassinat de Samuel Paty à des petits à la rentrée ? Il faudrait en avoir la liberté, quitte à y revenir autrement, doucement, ailleurs. Dans ce cas, un moment de discussion le matin avec les enfants pour prendre le pouls de ce qui les a travaillés pendant les vacances (par les mots, par les dessins) est peut-être suffisant dans un premier temps.
Morale dogmatique et morale active
D’une manière générale, et quel que soit le dispositif choisi avec les élèves de tous les âges, le véritable enjeu est celui du temps long. Car il faut rappeler qu’un cours s’inscrit dans le cadre d’une relation pédagogique et que nous sommes à un moment de l’année où elle est encore fragile ; certains enseignants ne connaissant leurs élèves que depuis deux mois. Or ce temps long est souvent ce qui est le plus négligé par une institution toujours plus animée par des logiques d’urgence et de « prêt à enseigner ».
Ceci posé, tournons-nous aussi vers ceux qui peuvent encore nous aider à penser.
Il est rare qu’une question qui se pose à l’école n’ait pas déjà été travaillée, certes différemment et dans un autre contexte, par les anciens. La laïcité figure sans doute parmi les enjeux les plus interrogés dans et par l’institution scolaire puisque c’est d’abord dans l’école qu’elle s’est institutionnalisée à la fin du XIXème siècle. Certains pédagogues s’y sont donc collés et leur approche a le mérite d’ajouter une dimension pratique aux aspects théoriques et philosophiques.
Parmi eux, l’instituteur Célestin Freinet qui, avec sa femme Elise et de nombreux autres collègues, ont contribué à enrichir la réflexion pédagogique du XXème siècle. L’approche pédagogique du réseau Freinet est très axée sur la défense d’une école des masses, publique, tournée vers l’aide aux enfants les plus pauvres, ce qu’ils appellent « l’école du peuple ». Naturellement, ce souci de nature politique leur a été amplement reproché par une institution déjà soucieuse de « neutralité ». Pour autant, la pensée pédagogique des Freinet n’a cessé d’insister sur la compatibilité entre l’apprentissage de l’esprit critique, le souci de la justice sociale, et la garantie de la neutralité.
Nous sommes au cœur du sujet.
Dans un article de 1923 tiré de la revue Clarté Célestin Freinet analyse les débats autour de l’enseignement de la laïcité (plus précisément de la « morale laïque ») dans un texte aux échos contemporains stupéfiants. Il y pointe la force de la morale religieuse (ici chrétienne) et l’erreur qui consiste à aller chercher dans la morale laïque une telle puissance en l’abordant comme une morale dogmatique de substitution qui ne travaille les consciences que dans le sens d’une obéissance soumise. Or prévient-il, « la morale ne s’apprend pas, elle se pratique », ajoutant ceci : « Car c’est bien là la question primordiale. L’école actuelle est trop souvent encore un milieu essentiellement conventionnel, où le maître omnipotent dispose de la science. L’enfant y est vite contraint de faire taire ses aspirations, de « rester tranquille ». Dans ces conditions, l’action morale est nulle, quand elle n’est pas pernicieuse. « Meubler l’enfant d’habitudes de dévouement et de serviabilité envers un milieu social dont on l’isole, en dehors de la situation réelle et des besoins concrets auxquels il devra répondre par sa conduite morale, c’est, à la lettre, lui enseigner à nager hors de l’eau » .
Cette analyse doit, à mon sens, continuer à guider l’ensemble de nos démarches pédagogiques encore aujourd’hui. C’est par ailleurs une démarche comparable qui animait les programmes d’Enseignement Moral et Civique (EMC) élaborés en 2015 par le Conseil Supérieur des Programmes (CSP) autour de Pierre Kahn, à savoir articuler la connaissance des normes (règles) et leur expérimentation au sein de dispositifs pédagogiques mobilisant des pédagogies actives.
Depuis les attentats de 2015, la pression sur l’institution est telle que les programmes d’EMC sont davantage devenus des gages aux yeux de l’opinion publique pour rassurer sur la capacité de l’école à affirmer les valeurs de la république, notamment la laïcité et les libertés fondamentales. C’est d’autant plus dommage que ces programmes, exigeants, transversaux, nécessitaient une formation rigoureuse des enseignants ; formation dont ils ont été quasiment privés au profit de « kits pédagogiques » qui en a complètement dénaturé l’esprit. De fil en aiguilles, l’EMC s’est transformée en une succession de contenus d’enseignements directifs procédant exactement de la morale dogmatique dénoncée par Freinet.
Les craintes énoncées par certains collègues sur les difficultés d’enseigner des sujets désormais aussi brûlants que la laïcité ou la liberté d’expression s’inscrivent aussi dans cette confiscation d’un droit à la formation sur ces enjeux.
Nous avons besoin de retrouver à la fois la philosophie initiale de ces programmes de 2015 et le temps de nous les approprier. Alors les questions mal posées s’effaceront d’elles-mêmes, à commencer par celle-ci, pernicieuse : faut-il montrer les caricatures de Charlie-Hebdo aux élèves ? On comprend bien que dans la démarche active suggérée par les programmes 2015, l’enjeu n’est pas tant le support que ses usages pédagogiques. Seule la loi doit limiter le choix des supports d’enseignement. Un document, quel qu’il soit, ne dit rien de la nature d’un cours. Autrement-dit, la balle n’est dans le camps des enseignants qui devraient surmonter leur prétendue « autocensure » comme semble le suggérer une petite musique ambiante mais dans celui de l’institution qui n’a rien à gagner à imposer le passage obligé par des supports pédagogiques. Dit autrement, le choix libre de caricatures quelles qu’elles soient est toujours préférable à leur transformation en passage obligé. C’est à l’enseignant de déterminer l’opportunité ou non de tel ou tel support pédagogique, l’important étant de lui laisser la liberté et le temps de l’inscrire dans un protocole pédagogique réfléchi. Je crois pouvoir avancer que c’est ce qu’a fait notre collègue Samuel Paty et les critiques entendues à cet égard sur ses choix pédagogiques sont inacceptables.
Ce texte est donc un appel à la raison, dans tous les sens du terme. A l’affirmation de savoirs raisonnés d’abord contre toute forme d’obscurantisme, mais aussi à la raison d’une institution qui court à sa perte en prétendant lutter contre une morale religieuse par une autre morale dogmatique. L’heure est à la refondation d’une formation des enseignants digne de ce nom, et à la reconnaissance de l’expertise professionnelle des enseignants, premiers à même de décider comment faire leur métier.
Laurence de Cock