Aborder l’attentat de Conflans avec des élèves de l’école primaire n’est pas aisé pour une grande majorité des enseignantes et enseignants. Comment expliquer la barbarie alors même que les adultes n’y arrivent pas ? Comment ne pas tomber dans l’émotion ? Comment essayer de raccrocher ce moment de recueillement aux valeurs de la République enseignées dans les programmes ? Arthur Serret, enseignant dans le nord Parisien, adepte de la pédagogie Freinet, ne sait toujours pas comment aborder la question. Il se réjouissait du temps de concertation en équipe, finalement supprimé par le Ministre. Stéphanie Castera, n’est pas plus sûre de la méthode à adopter malgré ses années de pratique d’ateliers philos avec ses élèves de CE1. Le 2 novembre, ils auront en plus à gérer le port du masque de leurs élèves, « qui suscitera surement plus de questionnement que l’attentat pour mes petits CE1 » selon Stéphanie.
Des ateliers philo pour construire sa pensée
Stéphanie a une classe de CE1 dédoublé à l’école Jean Jaurès de Sainte Geneviève des bois, grosse école classée REP de 17 classes. L’EMC, c’est souvent en atelier philo que l’aborde Stéphanie mais pas seulement. « Le programme d’EMC est transversal, on aborde l’hygiène, le vivre ensemble, le respect et les émotions toute la journée. Quand on est face à un poème, une œuvre d’art ou même en EPS, on travaille sur les émotions par exemple ». Les ateliers philos permettent des temps de parole, d’écoute et de réflexions. « Ces ateliers sont des moments privilégiés de construction de la pensée des élèves, de construction de l’esprit critique mais aussi d’écoute et de respect de leurs pairs. Ils apprennent à entendre d’autres points de vue. Apprendre qu’on peut ne pas être d’accord et que ce n’est pas grave, ce qui est d’autant plus important en ce moment ».
La philo, c’est aussi le moyen pour les élèves de comprendre qu’il n’y a ni bonne ni mauvaise réponse, ce qui permet aux élèves de prendre la parole plus facilement, « en cours d’année, tous les ans, je me rends compte que les élèves sont moins frileux à l’idée de prendre la parole en classe, dans toutes les disciplines. Ils intériorisent le droit à l’erreur et c’est une conséquence directe de la pratique des ateliers philosophiques ». Autre avantage des ateliers, l’apprentissage de l’argumentation. « Si on apprend aux enfants, et ce dès la maternelle, que l’on peut débattre, que l’on peut ne pas être d’accord et qu’il faut toujours argumenter, on aura sans aucun doute des citoyens plus éclairés demain ». Finalement, « les ateliers de philo permettent de faire vivre pleinement les valeurs de la République : le respect, la liberté de penser, de s’exprimer, la fraternité, la solidarité et l’égalité ». Pour Stéphanie, ces ateliers sont donc de parfaits outils permettant aux élèves d’expérimenter ces valeurs.
Lundi, Stéphanie espérait un temps de concertation avec ses collègues. Elle devra faire sans. L’enseignante est loin de penser que ses élèves, même s’ils sont jeunes, ont été préservés d’images choquantes. Avant les vacances, elle les avait sondé sur les conditions de leur dîner. Une grande majorité d’entre eux avaient répondu diner devant BFM ou l’émission Touche pas à mon poste (TPMP). Mais l’actualité va vite, surtout en ce moment. Stéphanie imagine plutôt ses élèves troublés par le port du maques, changement significatif pour eux. Alors, a priori, elle fera un peu comme d’habitude. Elle leur demandera comment ils vont et sils ont passé de bonnes vacances. Elle répondra aux questions s’il en émerge. « Je me prépare, j’essaie d’anticiper les questions afin d’être prête s’ils abordent le sujet. S’ils n’en parlent pas, je l’aborderai lors du prochain atelier philo autour de la laïcité ».
On prépare la démocratie de demain par la démocratie à l’École
Dans la classe d’Arthur, des CM1/CM2, parler de religion, de laïcité, de différences de discriminations, de handicap ou encore de sexisme n’est pas nouveau. « Je n’ai pas de créneau spécifique à l’EMC dans mon emploi du temps : c’est partout et tout le temps qu’on forme des citoyen et citoyennes à l’école !, nous dit-il. Enseigner les valeurs de la République : liberté, égalité, fraternité, c’est avant tout les faire vivre. J’ai du mal à voir comment on peut enseigner la liberté d’expression si les élèves n’ont pas d’espace de parole ou d’écriture libre dans la classe. Concrètement, ça passe d’abord par la posture : les élèves peuvent parler de tout tant qu’on est dans le respect des personnes, et puis par certaines pratiques, qui viennent pour beaucoup de la pédagogie Freinet, comme le conseil d’élèves, le texte libre ou les exposés ».
En ce qui concerne l’enseignement de la laïcité, Arthur rappelle que « la laïcité n’est pas une fin mais un moyen de faire vivre les valeurs de la République » se référant au kit de formation « valeurs de la République » disponible sur Eduscol qu’il vient d’éplucher. Adepte de la pédagogie Freinet, il s’appuie sur le célèbre invariant 27, « on prépare la démocratie de demain par la démocratie à l’École. Un régime autoritaire à l’École ne saurait être formateur de citoyens démocrates ».
Pour Arthur, l’outil pour faire vivre la démocratie dans une classe comme dans la société, c’est l’assemblée. « A l’école, on appelle cela le conseil d’élèves, mais franchement, je dis souvent à mes amis qu’il s’agit d’une AG. Les enjeux et les écueils sont les mêmes : lutter contre la monopolisation de la parole de certains, préparer correctement les ordres du jour, savoir distinguer quels sont les sujets importants, savoir confier des tâches à des groupes de travail, prendre en notes un compte-rendu… A la fois, on fait vivre la possibilité aux élèves de débattre, de résoudre des problèmes mais surtout d’influer sur leur environnement direct : et ça c’est énorme ! D’autre part, la démocratie ce n’est pas uniquement des valeurs, mais aussi une somme de pratiques organisationnelles. Il y a tellement d’adultes qui ne savent pas faire des réunions que je pense que c’est un outil précieux qu’on confie aux enfants. D’ailleurs, pour être tout à fait honnête, je suis plus satisfait quant à la tenue et l’efficacité de mes conseils d’élèves que de nombreux conseils des maitres et maîtresses ! ». La république et ses symboles, Arthur les aborde aussi dans le cours d’histoire. « Cela me semble important et renvoie aussi à la question de l’esprit critique. Tout universelles que sont ces valeurs, elles n’en ont pas moins une histoire, une histoire d’émancipation mais aussi des contradictions. Souvent, c’est d’ailleurs les mêmes contradictions qui vont exister encore aujourd’hui ».
Ouvrir des espaces de réflexion critique pour décrypter l’actualité
Ainsi, Arthur ne sera pas vraiment en difficulté avec ses élèves lorsqu’il leur expliquera la minute de silence. En plus l’actualité, il a l’habitude de l’aborder en classe. « Les élèves, même très mal informés, sont sensibles aux déchirements du monde contemporain. Cela doit avoir sa place en classe pour à la fois les sensibiliser à la nécessité de l’engagement, mais aussi pouvoir discuter et comprendre les choses. Je pense que pour un enfant, savoir qu’il pourra comprendre ce qu’il a vu de manière confuse sur BFM en venant à l’école, c’est très rassurant. Notre rôle, c’est d’ouvrir des espaces de réflexion critique dès qu’on le peut, et pour cela il faut aussi permettre aux enfants d’accéder à la complexité du monde. L’année dernière, mes élèves avaient été extrêmement sensibles à la mort de George Floyd et aux mobilisations en France et dans le monde. En arts visuels, ils et elles avaient évoqué la question du déboulonnement des statuts. On avait finalement travaillé sur la controverse : comprendre les arguments pour et les arguments contre. Les élèves avaient trouvé beaucoup d’argument, je leur avais apporté l’idée de l’importance de la mémoire mais que cette mémoire pouvait être critique, en conservant par exemple les statuts mais avec de nouvelles explications. Il n’y avait pas de bonnes ou de mauvaises réponses, mais nous avions beaucoup réfléchi. De manière générale, avec des élèves qui se sentent déjà meurtris dans leur identité par tout un tas d’injustice, la pauvreté, le racisme, le sexisme…, les sujets sociaux sont des leviers pédagogiques puissants pour accéder à la pensée complexe ».
Accueillir les élèves lundi, pour Arthur, ce sera le moment de les faire s’exprimer, à l’écrit ou à l’oral, de les écouter, peut-être de commencer à répondre à certaines choses et à garder des questions et des remarques de côté pour plus tard… Concernant l’hommage, « il y a pour moi un double piège à éviter : celui de ce qu’un camarade de l’ICEM appelle des « enfants-couronnes de fleurs », le fait d’utiliser les enfants comme des objets dans un rite d’adulte. L’autre piège pour moi, c’est celui de l’émotion obligatoire que suppose souvent les minutes de silence. Il ne me semble pas que l’état ait à s’immiscer dans les émotions des enfants. Dans ce dispositif, tout enfant qui ne serait pas authentiquement ému deviendrait suspect. Ce n’est pas ma manière de considérer la liberté d’expression. Je pense qu’il faut réfléchir à des manières de rendre hommage plus souple et plus libre. Il me semble aussi qu’il est important de signifier aux enfants que, nous, adultes, nous sommes émus, et qu’il importe aussi de respecter cette émotion. Si l’émotion n’a pas à être obligatoire, je pense qu’il est important que les enfants la respectent et la comprennent ».
Veiller à la non-stigmatisation des élèves de famille musulmane
Autre inquiétude pour Arthur, ses élèves musulmans. « On va scruter nos élèves et leur famille, attendre le moindre faux pas. Il importe pour nous de les protéger élèves et de faire des pas vers leurs parents. Accueillir toujours et encore les parents, les rassurer et leur garantir notre confiance : c’est une nécessité politique et pédagogique. Comment travailler avec des parents s’ils ont peur eux-mêmes d’être suspect aux yeux de l’institution ? Aujourd’hui, nul ne peut nier que les musulmans sont pointés du doigt. Comment prendre en charge ce vécu de la part de nos élèves ? Comment les outiller intellectuellement pour y faire face ? Il me semble important de préciser que ces préoccupations sont celles à la fois d’un citoyen, mais aussi d’un fonctionnaire de l’éducation nationale qui a dans ses missions l’accueil de « tous les parents quelques soient leur origine sociale » inscrit dans la loi de refondation de l’école mais aussi la lutte contre les discriminations dont fait état le référentiel de compétences.
Pour beaucoup d’enseignants et enseignants, reprendre le chemin de l’école n’est pas sans inquiétude. Attentats en séries, contexte sanitaire, confinement… autant de situations qui ne permettent pas un retour serein. Ils auraient aimé pouvoir compter sur leur Ministre. Mais encore une fois, il n’est pas à la hauteur. Ordres et contrordres se sont accumulés ces derniers jours…. Pour la majorité d’entre eux, ce n’est pas le retour à l’école qui pose problème, c’est le manque d’anticipation et l’impréparation qui règnent rue de Grenelle.
Lilia Ben Hamouda