Comment l’institution scolaire prend-elle en charge les injonctions de formation à la citoyenneté, à la laïcité et aux valeurs de la République ? Comment les enseignants assurent-ils le rôle d’éducation, de formation d’un individu ? Les caractéristiques de leur environnement de travail influencent-elles leur action ? Dans une étude publiée Recherches & éducations (n°21), Charlène Ménard et Françoise Lantheaume montrent l’écart entre les injonctions des programmes et leur interprétation sur le terrain. Si les enseignants sont attachés à ces valeurs c’est aussi qu’elles trouvent une signification au service de la forme scolaire. Défendre la République c’est aussi défendre la forme scolaire. Et c’est aussi une limite portée à des valeurs universelles…
« Il y a une adaptation des valeurs de la République à des contextes particuliers, au contexte de travail de chaque enseignant ». Basé sur une étude ethnographique conduite dans deux collèges, un très populaire (Rep+),l’autre favorisé (en centre ville) auprès de 18 enseignants, la recherche menée par Charlène Ménard et Françoise Lantheaume a voulu cerner ce qui est enseigné en enseignement moral et civique et le sens que les enseignants lui donne. Si les enseignants sont très attachés à ces valeurs ils les instrumentalisent aussi au profit de leur relation pédagogique singulière. C’est ce que nous dit Charlène Ménard…
Vous dites que les valeurs de la République enseignées sont celles de la forme scolaire. C’est à dire ?
La forme scolaire est une forme de socialisation propre à l’école qui porte des valeurs et des normes à adopter. Ces normes sont transmises dès l’école maternelle et sont propres à la relation pédagogique. C’est par exemple le respect d’autrui et du maitre, le respect des savoirs, la tolérance entre élèves. Le respect a une place très importante ainsi que l’autorité. Ces valeurs sont mises en place et il est exigé que élèves et enseignants s’y conforment.
Ce sont des valeurs de la classe moyenne ?
On en montre deux exemples dans l’article. Dans un établissement favorisé par exemple le travail des enseignants déconstruit les normes sociales des familles favorises en terme de rapport à la réussite sociale et à la justice sociale. Ces principes familiaux ne sont pas défendus par l’école. Dans un collège défavorisé on met l’accent sur l’égalité, celle des genres par exemple, et l’émancipation. Ce ne sont pas des valeurs différentes. Mais la pondération apportée est différente.
Ces valeurs de la République sont donc changeantes d’un établissement à l’autre ?
Les références aux valeurs de la République sont floues pour les enseignants. Ils les adaptent à leur contexte particulier de travail. Il y a une reconfiguration de cet ensemble de valeurs qui permet la mise en activité des enseignants. Cela ne veut pas dire qu’il y a une grande distance entre ces valeurs mises en action et les valeurs de la République. Les enseignants partagnet ces valeurs et l’institution sélectionne les futurs enseignants en fonction d’une formation qui comprend la transmission de ces valeurs. Il y a une cohérence entre les valeurs personnelles des enseignants et les valeurs de la République bien que beaucoup d’enseignants ne font pas référence à ces valeurs comme les valeurs de la République. Ils préfèrent parler de valeurs humanistes ou de valeurs universelles.
La liberté est peu présente dans les valeurs portées par les enseignants. Pourquoi ?
Cela tient d’abord à la prescription officielle. Depuis les années 1980, le principe de liberté disparait progressivement des programmes au profit d’autres principes comme l’égalité, la sécurité, la justice ou le droit. Mais cela tient aussi au fait que ce n’est pas un principe important pour la forme scolaire. Les principes défendus à l’école sont avant tout ceux de la forme scolaire, ceux qui permettent à un enfant de devenir un bon élève. Il faut que les élèves entrent dans ces règles qui sont supérieures à la liberté.
N’y a t-il pas alors une ambiguïté dans les discours sur les valeurs de la République ? N’y a t-il pas aussi un écart entre la demande sociale pour ces valeurs et la demande scolaire ?
Il y a de fortes différences entre l’attente de la société et la demande scolaire, tout comme la temporalité pédagogique n’est pas celle du politique. Les enseignants adaptent donc les prescriptions avec le coeur de leur métier : transmettre, faire réussir les élèves et permettre de maintenir un cadre de travail qui permette cette transmission. Les enseignants adaptent les enjeux politiques dans ce cadre là. Et ce n’est pas contradictoire.
Mais un autre enjeu pour les enseignants est aussi l’écart entre ces principes, qu’ils défendent, et le quotidien de leurs élèves. C’est une difficulté pour les professeurs. Les injonctions que les enseignants reçoivent peuvent être déconnectées du réel scolaire comme de la vie réelle des élèves en dehors de la classe.
Or la transmission des valeurs ne peut se faire que par l’exemple. Il ne suffit pas de les enseigner. Il faut les faire appliquer réellement dans la vie de l’établissement. C’est un enjeu important pour les enseignants aujourd’hui que ces valeurs soient mises en pratique dans le quotidien scolaire et social des élèves. Et c’est ce qui entraine un décrochage entre les valeurs prescrites à laquelle ils adhèrent et la réalité des discriminations et de l’injustice.
Propos recueillis par François Jarraud
Recherches & Educations : « La laïcité, analyseur des fractures françaises »