« Chacun se permet aujourd’hui d’apporter son point de vue sur la manière d’enseigner la liberté d’expression à l’école. Les seuls capables de faire ce choix sont les professeurs. Il y a autant de possibilités de travailler cette thématique qu’il y a d’élèves en France ». Professeur d’histoire-géographie en banlieue parisienne, Sébastien Césari demande au ministère de respecter la liberté des enseignants. Sinon, » les islamistes ont gagné ».
Après ce drame inouïe, tant incompréhensible et injustifiable que révoltant, il faut distinguer le temps de l’émotion du temps de la réflexion. Le temps de l’émotion est indispensable et ne doit pas être abrégé : le déni, la colère et la tristesse, comme leurs expressions les plus diverses à travers des marches, des mots, des pensées ou des prières sont autant d’étapes nécessaire au deuil, fût-il collectif.
Il est cependant dangereux de prendre des décisions durant cette phase émotionnelle, sans se donner un bref temps de réflexion. Aujourd’hui, le Ministre de l’intérieur souhaite expulser 231 étrangers fichés, on parle de fermetures d’associations jugés islamistes… Soit l’Etat a été défaillant jusqu’ici, soit il donne aujourd’hui en pâture des individus pour donner l’impression d’agir. Dans les deux cas, c’est inquiétant. Comme après les attentats du bataclan, le monde politique s’agite donc pour exister, quitte à répondre à la cruauté par la bêtise.
A l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer a déjà évoqué un « cadrage pédagogique national fort, puissant et strict ». D’autres voix s’élèvent pour introduire les caricatures au programme et rendre ainsi leur diffusion obligatoire. On accepte donc l’idée que face à l’horreur nous n’avons que deux choix : l’autocensure et le recul face à l’islamisme, ou la surenchère pour ne pas leur céder de terrain.
Les islamistes ont donc gagné.
Ils ont gagné car ils ont imposé leur mode de pensée binaire : la population est composée d’une part des musulmans, d’autre part des mécréants, des infidèles.
En réalité, les caricatures de Charlie Hebdo auraient dû, comme le reste de leur travail, être destiné à leurs lecteurs. Charlie Hebdo est un journal satirique, transgressif et outrancier et c’est ce qui fait sa valeur pour ses abonnés. Ces derniers peuvent témoigner que les caricatures du prophète de l’Islam Muhammad sont en réalité une microscopique partie de leur travail. Beaucoup peuvent se sentir insultés par les dessins de Charlie Hebdo, mais cela ne remet en rien leur droit à publier et leur liberté d’expression. Quand on n’aime pas Charlie, on ne le lit pas. Le problème est que le combat des islamistes contre ce journal a forcé la population française de confession musulmane à être confrontée régulièrement à ces caricatures, non pas par choix mais par obligation, sans aucun droit à la critique qui serait jugé comme approbation et complicité intellectuelle d’actes terroristes. Il faudrait donc, aujourd’hui, diffuser massivement des caricatures qui blessent les musulmans pour combattre les islamistes, y compris à l’école où les élèves n’ont parfois ni le recul ni les mots nécessaires pour débattre au lieu de se mettre dans une position de repli.
Les islamistes ont donc gagné.
Pour parler de la liberté d’expression, Samuel Paty avait fait un choix dicté par la liberté pédagogique. Nous avons le droit de faire le même. Mais nous avons le devoir de rester libre. Chacun se permet aujourd’hui d’apporter son point de vue sur la manière d’enseigner la liberté d’expression à l’école. Les seuls capables de faire ce choix sont les professeurs. Il y a autant de possibilités de travailler cette thématique qu’il y a d’élèves en France. Il y a autant de légitimité à instaurer un « cadrage pédagogique national » qu’à enseigner le programme de mathématiques de Terminale à des 6ème. « Les élèves » ne sont pas des adultes. Ceux qui n’ont jamais été confrontés à la réalité de ce qu’est une classe ne sont pas en mesure d’expliquer comment on enseigne à des élèves. Nous-mêmes, professeurs, sommes en perpétuelle remise en question, adaptons nos discours selon l’âge des élèves et l’établissement lorsque nous en changeons. Nous-mêmes, professeurs, ne prétendons pas avoir la science infuse ni la solution miracle pour enseigner cette thématique difficile.
Il s’agit en réalité de faire comprendre à des adolescents la complexité du lien entre intérêt particulier et intérêt collectif dans la culture française. Cela est le fruit d’une pensée, d’une histoire, de circonstances. Il est évident pour nous, adultes, que brider la liberté d’expression quel que soit le sujet revient à accepter la mainmise du politique sur ce qui peut être dit, écrit, dessiné, et ce qui ne peut pas l’être. En bref, accepter la censure, car la liberté d’expression est un tout que l’on tue dès qu’on l’ampute. Notre intérêt général, notre intérêt en tant qu’être collectif, est donc de préserver cette liberté d’expression même lorsque l’on se sent blessé. Mais pour expliquer cela à des adolescents entre l’EPS et l’heure de la cantine, avant la récré ou un vendredi de 16h30 à 17h30, il faut s’armer de patience et d’inventivité. Un professeur peut juger que montrer ces caricatures est, dans un premier temps, contreproductif pour transmettre ce message d’intérêt général lié à la liberté d’expression. Un autre professeur peut au contraire faire le choix de provoquer des réactions pour instaurer un débat plus actif. Chaque approche dépend du professeur, de sa personnalité, de sa méthode de gestion de classe, de son adaptation au public qu’il a en face de lui, de sa pédagogie. Aucun n’a donc raison, et les élèves seront probablement tous partagés sur le contenu du cours en sortant de la salle, quel que soit le choix du professeur.
Nous sommes seuls face aux élèves, nous sommes seuls à réfléchir durant des heures sur la meilleure manière de leur inculquer les savoirs de notre discipline, nous sommes les seuls mais notre avis ne semble pas compter. Laissez-nous notre liberté pédagogique, laissez-nous nous adapter à nos classes et nos élèves, laissez-nous expérimenter des projets, lancer des débats, provoquer, écouter, expliquer, laissez-nous notre droit à la nuance, laissez-nous choisir nos imperfections : laissez-nous faire notre travail, car nous y consacrons notre vie même lorsque les caméras sont éteintes.
Sébastien Cesari
professeur d’Histoire-Géographie-EMC à Cergy