Le ministère a réuni le 13 octobre à Paris les référents académiques « Valeurs de la République » pour un séminaire dont l’orateur principal annoncé est Jean-Pierre Obin, ancien inspecteur général, auteur tout récemment d’un petit livre qui veut tirer la sonnette d’alarme, Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école (éd. Hermann, 2020). Qu’attendre de cette réunion ? Rien. Quelles devraient en être les retombées ? Aucune. Il ne s’agit peut-être pas d’un chant du cygne. Mais le dispositif concocté par Jean-Michel Blanquer pour imposer à tous les échelons du ministère une laïcité d’exigences et d’interdits tourne à vide et le ministère manque manifestement de munitions pour rouvrir le feu.
A la main du ministre
Il s’agissait au départ de se débarrasser de l’orientation qu’avait donnée au ministère Najat Vallaud-Belkacem en matière de laïcité. La ministre soutenait une interprétation du principe appuyée sur le droit et visant la fraternité ou le « vivre-ensemble, version promue également par les ministères sociaux et le ministère de la défense (voir le guide interministériel Valeurs de la République et laïcité. Kit pédagogique de formation, publié sous l’égide du Premier ministre – avril 2016). Le ministère Blanquer a quant à lui effacé cette priorité, en mettant au premier plan une orientation répressive. « Depuis la rentrée 2017, le ministère a mis en place un dispositif renforcé qui accompagne la politique éducative visant à faire respecter et transmettre le principe de laïcité dans les écoles et les établissements ». « Les atteintes à la laïcité doivent être systématiquement signalées et la réponse apportée doit être collective » (site Éduscol). Selon cette conception, la laïcité est un code impératif, elle doit être « appliquée ». Les droits individuels doivent céder devant l’impératif de neutralité de l’espace public, ou encore l’impératif d’assimilation (À Rome, fais comme les Romains, répète-t-on). La loi du 15 mars 2004, prise « en application du principe de laïcité », et qui interdit aux élèves le port de signes manifestant leur appartenance religieuse, est le grand support de cette politique, même si sa circulaire d’application (du 18 mai 2004) présente un raisonnement plus complexe et plus riche.
Le dispositif Blanquer revendique trois étages : national, académique et local (circonscriptions et établissements). À l’échelon national, un « Conseil des sages » est installé, avec Dominique Schnapper comme présidente, et Alain Seksig – un ancien du Haut Conseil à l’Intégration supprimé par François Hollande – comme secrétaire général. Celui-ci est de longue date un ardent promoteur de la « nouvelle laïcité » au sein de l’État. Dans cet aréopage de seize personnalités, seul Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire national de la laïcité, se positionne fermement en faveur du droit de la laïcité, lequel inclut le droit conventionnel des libertés. Il est du coup en faveur d’une pédagogie de la laïcité qui chercherait à faire évoluer les esprits en ce sens. Autour du « Conseil des Sages » se structure une « équipe nationale laïcité » dont la mission est décrite en termes de « réaction » aux « contestations » du principe de laïcité et de « réponse ferme et unifiée » aux « atteintes » qui lui sont faites. Ce premier échelon du dispositif est à la main du ministre.
Il est le seul qui marche conformément à son attente. Encore n’a-t-il pas grand-chose à faire. Le second échelon du dispositif répond moins bien. Il s’agit de l’échelon académique, dont les délégués ont été appelés au séminaire parisien. Dans le cadre du dispositif national, les rectorats ont été priés de mettre en place des « équipes académiques laïcité valeurs de la République », à la composition dûment validée par l’« équipe nationale », pour remplir les missions de défense et renforcement de la laïcité, désignées en termes stratégiques : « prévenir les atteintes à la laïcité, et plus globalement aux valeurs de la République, à travers la formation statutaire des personnels […] ; soutenir les professeurs et personnels dans leurs missions quotidiennes […] ; recueillir les faits en cas d’atteinte aux valeurs de la République […] ; favoriser une analyse objective des situations d’atteinte au principe de laïcité […] ; proposer des réponses appropriées à la gravité des situations signalées… ». Ces termes sont les mêmes d’un rectorat à l’autre, repris presque sans variantes dans tous les sites des équipes académiques, signe d’un contrôle étroit de l’échelon central sur cette présentation. Or que s’est-il passé ? Les signalements d’atteintes à la laïcité ont été rares, semestre après semestre, insuffisants pour nourrir la communication du ministre. Au séminaire de mardi, le ministre a annoncé moins de mille cas pour l’année scolaire 2019-2020, toutes catégories confondues. L’équipe nationale a eu beau presser les académies de faire remonter des signalements, envoyer des missions d’inspection. En vain. Faut-il croire qu’il ne se passe rien sur le front des atteintes à la laïcité ? Certes non, dit l’équipe nationale : selon elle, les personnels (enseignants et chefs) vivraient des atteintes en nombre, mais ils pratiqueraient l’omerta. Il faut les soutenir encore plus et encore mieux pour les inciter à dire ce qu’ils vivent réellement. Mais la rentrée 2020-2021 a été désespérément sous le signe du déconfinement. La publication du livre de l’inspecteur Obin sonnerait-elle la reprise – comme la publication du livre de son ami B. Ravet avait en 2017 orchestré la première offensive ministérielle ?
Pédagogiser les valeurs de la République
D’aucuns y croient peut-être. Mais l’entreprise n’a guère de chance de marquer le moment. Pourquoi ? Pour un faisceau de raisons. Pour s’en tenir aux raisons internes, l’une est sans doute que le « Conseil des sages » n’a pas grand-chose à se mettre sous la dent. Pour des personnalités sollicitées de divers côtés, l’absence de choses à faire produit de la dispersion. De plus, les avis peuvent évoluer. Dans son dernier livre, par exemple, Yannis Roder, secrétaire-général adjoint du « Conseil des sages », revient sur la pédagogie de la Shoah pour récuser des approches reposant sur l’appel à l’émotion et à la culpabilisation. Fort de son expérience de professeur de collège à Saint-Denis, il dit combien il est fécond de solliciter l’intelligence des élèves si l’on veut qu’ils comprennent intimement la folie du nazisme et adhèrent aux valeurs libérales.
Pédagogiser les dites « valeurs de la République » – en fait les valeurs au fondement de nos démocraties –, plutôt qu’attendre les écarts pour les sanctionner et claironner les sanctions : c’est de fait une stratégie gagnante en matière d’éducation, c’est la stratégie gagnante. C’était l’idée de Najat Vallaud-Belkacem aussi. Sans compter qu’elle est au programme de l’enseignement moral et civique (EMC). Elle suffit à elle seule à expliquer le peu de réponses des enseignants et chefs d’établissement, qui constituent le troisième échelon du dispositif Blanquer, aux sollicitations pour faire des signalements d’« atteintes ». Les supposées « atteintes » ne sont pas catégorisées comme telles sur le terrain, mais comme des opportunités d’apprendre individuellement et collectivement. Et c’est perçu par les équipes comme suffisamment important, suffisamment vital parfois, pour ne pas risquer d’abîmer un processus éducatif qui s’amorce ou qui s’affirme, en remplissant des fiches de signalements conformes aux vœux du ministre, – au risque de voir fuiter dans les médias des versions scénarisées de la vie de telle ou telle école.
Un discours ministériel décroché
Une autre raison du faible impact interne d’une éventuelle relance de l’offensive ministérielle dans ce domaine est ce qui se passe au niveau du second échelon, les équipes académiques « Valeurs de la République » et, plus largement, ceux qui sont en charge du suivi de la « vie scolaire » dans les rectorats. Ces agents sont en charge d’un nombre impressionnant de dossiers et, dans les circonstances actuelles, ils ont du pain sur la planche. Pour répondre autrement qu’au coup par coup, les équipes ont eu besoin d’une doctrine qui énonce globalement leurs principes d’action avec une certaine cohérence et avec une certaine stabilité dans le temps. Certes elles n’ont pas produit de philosophie politique en forme. Mais en comparant les sites des équipes académiques, on devine, derrière la diversité des dispositifs locaux, une doctrine assez homogène à l’égard des enseignants, des élèves et des familles. « Faire partager et comprendre les valeurs de liberté, égalité, fraternité, laïcité, citoyenneté, culture de l’engagement et lutte contre toutes les formes de discrimination, de racisme, d’antisémitisme, ainsi que l’ensemble des fondements de la vie démocratique issus des principes universels des droits de l’Homme », dit-on à Bordeaux. « Faire partager et comprendre les valeurs de liberté, égalité, fraternité, laïcité, citoyenneté, culture de l’engagement et lutte contre toutes les formes de discrimination, de racisme, d’antisémitisme ainsi que l’ensemble des fondements de la vie démocratique issus des principes universels des droits de l’Homme », dit-on à Rennes, etc. Dans ces déclarations liminaires par lesquelles les équipes se présentent à ceux et celles qui visitent leurs sites internet, les idées d’antidiscrimination et de vivre ensemble dans un cadre démocratique sont placées au premier plan. Ce sont, en fait, les piliers d’une doctrine française du service public en matière de laïcité-et-valeurs-de-la-République aujourd’hui. Elle n’est nullement propre à l’École, et ce n’est pas le ministère de l’éducation qui l’a initiée. Mais il l’a relayée en 2015, et aujourd’hui l’École l’assume à l’échelon académique au moins, ainsi que dans les équipes de direction des établissements. Les formations interministérielles mises en place pour les cadres administratifs après les attentats de 2015 (voir le guide interministériel de 2016) ont pu favoriser cet ancrage académique. Cette doctrine a permis de passer l’épreuve.
Mais, de façon remarquable – et c’est peut-être la leçon à tirer de l’actualité – le discours du ministre est actuellement totalement décroché par rapport à cette doctrine qui sous-tend le discours public de ses propres services et des autres secteurs de l’État, y compris l’Armée. Il l’est aussi, il faut le souligner, par rapport aux attentes des membres de son ministère qui sont au front, les professionnels du terrain de tous statuts. Le ministre est populaire dans les médias, mais fort impopulaire dans les salles des profs – c’est fréquent –, comme parmi les chefs d’établissement, voire dans les rectorats – c’est plus rare. Dans le contexte d’aujourd’hui, terriblement difficile techniquement et philosophiquement (où allons-nous ?), il faudrait un discours porteur d’une nouvelle utopie. Difficile. Plus simplement, il faudrait un discours clair qui permette aux agents d’être à l’aise avec la nouvelle réalité de la société et de viser l’avenir, il faudrait les mots d’une nouvelle civilité nationale.
Le chef de l’État pourrait en donner l’exemple.
Françoise Lorcerie
CNRS-Aix-Marseille Université