En Haute-Savoie, la tartiflette n’est pas la seule création géniale. Il y a aussi M@ths en vie, formidable projet interdisciplinaire maths-français, dont les objectifs principaux sont d’ « ancrer les mathématiques au réel afin d’améliorer la compréhension en résolution de problèmes, et de développer la perception des élèves sur les objets mathématiques qui nous entourent afin de susciter des questionnements mathématiques ». M@ths en vie propose des ressources, en particulier des problèmes en photo, qui laissent libre cours à l’imagination des enfants et des enseignants, mais constituent des supports robustes pour faire des mathématiques. Et dans la mouvance de M@ths en vie, il y a les balades mathématiques. Le principe est simple et ardu à la fois. Sur le plan pédagogique, c’est une activité qui plaît aux enfants. Dans le domaine de la verbalisation, le pilotage est aisé. Mais dans le domaine des mathématiques, c’est bien moins simple qu’il n’y paraît. Car la question centrale est : qu’est-ce que faire des mathématiques ?
La balade mathématique
Une balade mathématique consiste à emmener les élèves se promener autour de l’établissement scolaire, appareil photo à la main, en leur demandant de « chausser leurs lunettes mathématiques ». Le fait de sortir de l’école, de bouger et de découvrir l’espace proche est attractif. Mais dès le départ, lorsqu’un enseignant prépare sa balade, une question se pose : comment expliquer aux enfants le « regard mathématique » ? Comment ne pas se contenter de dénombrer des disques et des carrés, en cycle 2 ? Comment ne pas s’intéresser qu’aux affichages de décimaux en cycle 3 ? Que faire avec des plus grands ? Un objectif est d’agrandir la pensée, d’étendre le regard. Il va falloir imaginer, créer, se libérer des habitudes, prendre son temps. Autant de beaux projets.
Pour avoir participé ou animé des balades mathématiques du cycle 1 au cycle 3, en s’appuyant sur une relation de confiance avec l’enseignant, les élèves suivent puis se lancent. Rapidement, ils fourmillent d’idées. Le principal point de vigilance est d’obtenir de la variété dans les concepts engagés. L’enseignant gardera à l’esprit les domaines des programmes officiels pour assurer une exploitation riche de la balade, a posteriori. Et il est souvent nécessaire de débattre a priori avec les élèves de ce que sont les mathématiques. Plus ils sont jeunes, plus cette précaution devient indispensable : en cycle 1, « faire des mathématiques » a souvent peu, voire pas de sens pour les enfants. Pour l’enseignant, l’exercice est délicat : il doit laisser les élèves s’exprimer, proposer, verbaliser leur regard propre (forcément éloigné de celui de l’adulte), accepter de ne pas pouvoir tout anticiper, mais préparer la suite. Car il a toujours en tête son objectif principal : faire des mathématiques. On ne va pas se balader seulement pour le plaisir. On s’attelle à intégrer les mathématiques dans le quotidien, dans les savoirs collectifs, dans la culture générale. Le but, toujours, à tous les niveaux, c’est de progresser dans l’abstraction, vers la modélisation.
Didactique de l’alignement
Prenons un exemple. Une collègue de CP veut emmener sa classe en balade autour de l’école. Alors la semaine dernière, nous sommes parties en pré-balade mathématique. Lorsque les CP furèteront autour de l’école, que verront-ils une fois leurs lunettes mathématiques chaussées ? Et que ferons-nous, une fois revenus en classe, qui soit vraiment des maths ?
Nous avons récolté beaucoup, beaucoup de photos. Je ne peux pas toutes les exploiter en une fois, car nous en avons une centaine pour une balade d’une heure, petit pas par petit pas, le nez en l’air et en échangeant nos idées.
Voici, ci-dessus, la première photo que nous avons prise, juste devant la grille de l’école. C’est la première de notre série, et c’est une de mes préférées, car elle permet une entrée très didactique, complètement ancrée en CP, avec cette question : ces arbres sont-ils alignés ? La question est clairement mathématique, touche au langage, mais est aussi intégrée dans le thème « Questionner le monde ».
L’alignement m’intéresse en tant que relation. En voilà, un concept délicat : évident pour l’adulte, l’alignement n’est pas si simple. L’enseigner est tout aussi complexe : l’alignement et la règle, c’est souvent l’œuf et la poule. Il y a pourtant moyen de procéder autrement pour construire des représentations mentales porteuses de sens.
Sur la didactique de l’alignement, c’est Jean Toromanoff qui m’a permis de réfléchir et d’apprendre. On pourrait chercher un raccourci abusif en posant que des points sont définis comme alignés s’ils se placent le long du bord droit de la règle. Or l’usage de la règle devrait être une conséquence, pas une cause. Il faudrait d’abord envisager l’alignement de façon conceptuelle, sans mention de la règle, pour ensuite l’amener et faire vérifier que la règle est bien droite, donc utilisable pour vérifier un alignement. Le recours a priori à la règle n’est donc pas favorable à une bonne construction du concept d’alignement : en gros, elle met la charrue avant les boeufs et est faussement simplificatrice. Ma photo d’arbres est pertinente en ce sens, parce qu’il faudrait une drôlement grande règle…
L’image mentale du rayon lumineux est plus porteuse du concept d’alignement. Par exemple, dans la cour, on peut aligner des plots (sauf un, si on veut) et demander aux élèves s’ils sont alignés. On voit l’alignement si on est à certains endroits, mais pas à d’autres, comme pour mes arbres. En déplaçant un plot bien ou mal placé, on va comprendre cette image mentale : les plots sont alignés si celui de devant cache tous les autres, lorsque l’observateur se place… dans l’alignement. Et revoilà mes arbres :
Ce n’est pas parce qu’on est petit qu’on apprend des choses simples
On pourrait aborder autrement l’alignement : il y a l’image mentale du fil tendu ; mais elle n’est pertinente que quand le fil est vertical, et donc très « physique ». Elle ne permettra pas tous les transferts nécessaires en mathématiques. On pourrait parler du plus court chemin entre deux points, qui correspond à la définition mathématique du segment, donc bien en lien avec l’alignement : un point M appartient au segment [AB] si et seulement si AM+MB=AB. Cela fait référence à l’idée de plus court chemin, et comme là nous sommes en géométrie euclidienne, c’est en ligne droite. C’est très bien, ça, mais en CP c’est délicat.
Restons-en donc à l’image mentale du rayon lumineux. Une fois qu’elle est bien installée, on peut amener le pli. A la place de la définition, qu’on a vue impossible en CP, on peut coller dans le cahier une feuille, marquer un pli, et expliciter que les points situés sur ce pli sont alignés. « En plus, on « voit » la droite grâce au pli, et quand on déplie, on en voit la « trace » … sans avoir besoin de rien tracer ! », dit Jean Toromanoff. Le pli nous resservira plus tard, en plus. Il participera à la modélisation de l’angle droit, par exemple. Et quand on fait tracer l’alignement avec une feuille de papier plié, le résultat est vite décevant : ce n’est pas pratique. Alors on propose d’utiliser une règle, après avoir vérifié que le bord de la règle est bien droit, par l’image du rayon lumineux et par vérification avec le pli.
Voilà pourquoi elle me plaît, cette photo. Elle illustre bien le principe même de la balade mathématique : on s’appuie sur des observations qui paraissent simples, voire insignifiantes, pour faire passer des concepts fondamentaux mais difficiles. Là, on fait des mathématiques, c’est certain.
Décidément, ce n’est pas parce qu’on est petit qu’on apprend des choses simples. Et ce n’est pas parce qu’on est professeur des écoles en cycles 1 ou 2 qu’on enseigne des choses simples non plus. Vraiment pas.
Claire Lommé