Quelle place pour les humanités dans l’école aujourd’hui ? La revue Administration & éducation (n°167) porte cette question sous la houlette d’Alain Boissinot et de Gérald Chaix. Placé dans la série des « ruptures », ce numéro explore pourtant un horizon bien large où le terme humanités englobe aussi bien les sciences que les disciplines littéraires. Plus qu’un retour aux humanités classiques c’est la recherche de l’universel qui fonde le numéro dans un projet de rénovation de l’Ecole. Ces belles envolées ne doivent pas faire oublier la réalité sociale de l’Ecole : pas d’humanités sans humanité…
Les humanités et l’avenir de l’Ecole
» Les évolutions qui se produisent au tournant des XIXe et XXe siècles nous montrent que les réformes de structure engagent en fait le projet éducatif lui-même, et ne vont pas sans une redéfinition en profondeur de ce que nous appelons désormais les programmes. Aujourd’hui, les transformations de la société, la mondialisation, le développement des modes de diffusion du savoir (n’a-t-on pas parlé récemment d’humanités numériques ?) appellent à nouveau une telle réflexion globale. Ces évolutions nous enseignent aussi que tout déplacement, à l’intérieur du système, a ses conséquences ». Analysant la réforme de 1902, qui a mis fin à la domination des langues anciennes sur l’enseignement secondaire, Gérald Chaix élargit la portée du numéro à une réflexion sur l’avenir du système éducatif.
Le problème c’est qu’à ouvrir ainsi les humanités on en arrive à des visions fort contrastées d’une éducation humaniste. Ainsi Pascal Charvet, chargé par JM Blanquer de relancer les lettres classiques en arrive à une définition large des « nouvelles humanités ». » L’idéal humaniste, par principe et dans ses origines, n’est pas disciplinaire », écrit-il. « L’appauvrissement produit par la sectorisation du savoir touche à la fois contenus et méthodes. Comment faire unité pour l’élève, lui faire percevoir qu’il a raison (et que la raison est) d’avoir un seul esprit pour concevoir le monde et les savoirs, alors que chaque spécialiste donne le spectacle d’un continent insulaire ? » Mais c’est pour mieux y revenir : « Les humanités classiques, qui sont une approche culturelle globale des systèmes de vie et de représentations, apportent une réponse à cette question. Elles ont cette singularité d’être à la fois de l’ordre de l’intime et du partagé. Elles sont le coeur battant de la construction de soi ».
Faire entrer de nouvelles littératures
Revenant sur l’histoire des humanités, Violaine Houdart-Mérot montre la place des litératures à condition qu’elles s’élargissent à l’universel. » Il me paraît important, dans la société multiculturelle qui est la nôtre, de prendre au sérieux le pluriel des humanités et l’idée d’un patrimoine mondial, de privilégier d’une part les littératures de langue française sans s’en tenir aux oeuvres nationales, et d’autre part les littératures étrangères traduites, européennes en particulier, mais en favorisant aussi une pratique de la traduction, nous le verrons plus loin. Bien entendu, cette extension réelle à un patrimoine mondial ne peut se faire sans un certain nombre d’abandons et de sélections de manière à trouver un équilibre entre Anciens et Modernes, entre littérature nationale, européenne et mondiale. Par ailleurs, si l’on souhaite faire de la littérature un outil de réflexion sur le monde contemporain, il importe de revenir à une vision plus large de la littérature, à l’écoute des pratiques littéraires contemporaines, y compris numériques, collectives, performatives, hors du livre, mais aussi à une plus grande porosité avec les sciences humaines ». Elle met en garde pour envisager de nouvelles voies. « Il me semble dangereux d’établir des hiérarchies et des clivages : la rédaction et l’imagination pour les enfants du primaire, le commentaire et la dissertation pour les séries générales du secondaire, la contraction de texte et l’essai pour les voies technologiques, au lieu de considérer que tous les élèves de l’enseignement secondaire méritent de se frotter aussi bien à l’essai et à l’argumentation sur des sujets de société qu’à des formes littéraires variées, en association avec des modalités de lecture plus souples. Il est donc temps d’inventer une nouvelle culture rhétorique, étroitement associée à une culture du commentaire, prenant appui sur des oeuvres variées et des pratiques littéraires contemporaines, y compris sur des supports audiovisuels et numériques ».
Des nouvelles humanités déjà présentes ?
L’académicien Pierre Léna voit dans l’enseignement scientifique la formule de ces nouvelles humanités. » La gageure est de rassembler les futurs « experts incultes » et les futurs « cultivés ignorants » autour d’un même ensemble, pour explorer collectivement l’aventure scientifique, en tant que processus de création, en tant que cause de transformation du monde, enfin en tant que source de perplexité et affirmation de liberté dans les choix éthiques et politiques. Sous cet angle voulu comme radicalement nouveau, climat, biodiversité, informatique et intelligence artificielle font ainsi une modeste entrée dans les lycées. Se bousculent alors les interrogations. Si le cadre est désormais fixé par les autorités éducatives, les réponses données par la pratique quotidienne des lycées valideront ou infirmeront d’ici peu d’années l’espoir de réparer la cassure, que nous plaçons dans cette tentative ».
L’inspecteur général Eric Tournier appelle à mettre en oeuvre une pédagogie humaniste qui n’est pas sans rappeler le « nouveau métier enseignant ». Certes ce pédagogue humaniste » doit veiller à développer des qualités personnelles dans son rapport à autrui et en particulier à l’élève : capacité et sens de l’écoute, tact, discrétion, réserve, respect, capacité à apporter des réponses ». Mais il doit aussi travailler en équipe, être un praticien réflexif en recourant à l’analyse des évaluations et auto évaluations. » Le travail collectif doit reposer sur l’impulsion et la facilitation mise en place par le directeur d’école ou le chef d’établissement ».
Dans la réforme du lycée ?
Elle rejoint ainsi la réflexion de départ d’A Boissinot et G Chaix, Ancien directeur de cabinet et ancien recteur de Luc Ferry, tous deux sont marqués par la pensée de l’ancien ministre et sa condamnation de « la pensée 68 » vue comme un anti humanisme et accusée pratiquement de nazisme et d’avoir mis en doute la culture et l’universel.
S’ils tiennent à l’Universel c’est pour ouvrir ce numéro à un « nouveau projet » pour l’école. » L’ambition de refonder les humanités n’a donc de sens que si elle s’inscrit dans le cadre d’une pensée élargie. Non seulement les humanités renvoient à l’ensemble des sciences humaines et sociales (et non aux seules études littéraires), mais elles doivent aussi remettre en question la distinction entre sciences de l’homme et sciences de la nature… La pensée élargie, c’est aussi celle qui s’ouvre à toutes les formes de communication et d’expression, en refusant de se replier sur les seuls textes canoniques. C’est celle qui se déploie dans un espace francophone beaucoup plus large que le seul territoire français. C’est celle qui s’inscrit dans un « horizon monde » : on ne peut ignorer les chances et les défis de la mondialisation ». Et il en appellent à une nouvelle pensée sur l’Ecole. » Pour que deviennent possibles de nouvelles humanités, il manque en fait une réflexion globale sur le projet d’enseignement… Peut-être l’actuelle réforme des lycées dessine-t-elle une perspective, en remettant en cause le principe des séries… Ce scénario prometteur suppose deux conditions : d’une part il faut que s’affirment pleinement des spécialités nouvelles et interdisciplinaires (« H istoire-Géographie, Géopolitique et Sciences politiques », ou bien « H umanités, Littérature et Philosophie »). D’autre part, il faut que des couplages inédits de spécialités soient possibles ».
Pas d’humanités sans humanité
Il revient à Viviane Bouysse d’apporter la touche finale qui seule peut donner sens au projet en rappelant que ces nouvelles humanités nécessitent de nouvelles égalités. » Qui se soucie de ce qu’apprennent vraiment les élèves à l’école ? Autant l’écriture des programmes donne lieu à polémiques, entre spécialistes ou dans les médias, autant ensuite on oublie, comme si le dire valait le faire. La récente crise traversée par le pays ne rassure pas vraiment sur ce qui est attendu de l’École », écrit-elle. » On ne peut pas continuer à entretenir dans l’école la relégation précoce de cohortes d’enfants susceptibles de grandir dans la démoralisation et le ressentiment. On peut lutter tôt contre l’indifférence à la raison et aux autres, humains et plus largement vivants. La culture scolaire commune, celle que l’École dite obligatoire a vocation à installer, doit pouvoir former à la réflexion et à la réflexivité indispensables pour contrecarrer certains réflexes, à la responsabilité, à l’attention à autrui, au dialogue. Elle doit pouvoir prendre en compte les différences, la diversité et faire accéder à ce qu’il y a de commun voire d’universel pour que l’on parvienne à « occuper le monde avec humanité » ».
Merci à elle , après tant de belles pages sur les humanités , de nous ramener à l’essentiel : l’école pour faire humanité.
François Jarraud