« Le breakfast peut être vu comme une machine diabolique, dessinant ce que pourrait être une civilisation où les humains auraient délégué leur alimentation à l’industrie. Il dénature notre rapport au monde. » Professeur de géographie à la Sorbonne, spécialiste de la géographie de l’alimentation, Gilles Fumey publie un petit ouvrage qui déclare la guerre au petit déjeuner. Il en explique les raisons en mêlant géographie et histoire. Parce que la nutrition a son histoire. Histoire des horaires où l’on déjeune qui varient selon les époques. Elle a aussi sa géographie : celle des groupes industriels qui agissent sur nos modes alimentaires. Celle aussi des sociétés humaines qui développent des cuisines maintenant pourchassées par une mondialisation alimentaire en marche. Celle aussi des écoles qui prescrivent des modes alimentaires. En 8 questions, Gilles Fumey partage sa vision du monde.
C’est un livre contre le petit déjeuner ou contre le breakfast ?
J’explique comment aux 18e et 19e siècles, le monde anglo-saxon de la première révolution industrielle a créé un 3e repas de toutes pièces : le breakfast. Rappelons que jusqu’à cette époque, l’Europe ne fait que deux repas par jour. Elle se lève aux aurores et se couche assez tôt. Ses deux repas ont lieu, un vers 10h le matin (elle rompt le jeûne, elle déjeune) et l’autre vers 16h (elle mange à la dixième heure après le lever, elle « dîne »). En Italie, la vie nocturne fait glisser le repas plus tard, mais il reste le grand moment social de la journée : la cena (la cène). En Allemagne et en Angleterre, la mise en place de la journée de travail de 8 heures fait avancer le repas (salé) du matin avant le travail. A cette époque, on pense que le corps a besoin d’énergie comme la machine à vapeur de Watt ! Or, les biologistes sont formels : le matin, dès notre lever, nos corps sécrètent du cortisol, l’hormone du stress, et n’ont pas besoin de nourriture au moins dans les trois heures qui suivent le lever.
J’ai parlé du breakfast parce que ce repas a été fabriqué par les peuples de l’Europe du Nord et mondialisé (du moins dans les hôtels) par les Etats-Unis. Le petit-déjeuner est un peu différent car les Français restent attachés au pain, au beurre et à la confiture. S’ils le consomment en milieu de journée, il est à sa place. Si c’est au lever le matin en y ajoutant le café d’origine orientale et le jus d’orange inventé en Californie, c’est dommage…
Que lui reprochez vous ?
Je lui reproche à ce repas d’avoir été déclaré « le plus important de la journée » alors que c’est le moment le moins favorable pour manger ! De fait, nombreux sont ceux, y compris les enfants et les jeunes, qui n’ont pas faim le matin. Que ceux qui veulent manger laissent tranquilles ceux qui ne demandent rien ! D’autant que la composition nutritionnelle de nombreux breakfasts est catastrophique : elle est beaucoup trop calorique. Demandez-vous simplement pourquoi les nutritionnistes qui conseillent les patients en surpoids leur intiment de supprimer le pain. On culpabilise les enfants qui ne mangent pas le matin. Je le répète, tous n’en ont pas besoin.
D’où vient l’appétence française, un pays qui a une cuisine ancienne et variée, pour le breakfast ?
Les Français ont adopté le mode de vie de la société industrielle, en travaillant tôt, et avec des idées sur le corps humain qui ont évolué depuis peu. La biologie moléculaire et la génétique ont permis d’enrichir la compréhension de nos besoins alimentaires. La France, en phase avec le mode de vie américain, prend le breakfast dans les hôtels, et dans les foyers avec la grande distribution stimulée par des publicités agressives pour les céréales – qui sont les pires nourritures de la junk food. Elle a évacué le salé et fabriqué la baguette beurrée et confiturée. Les produits laitiers industriels sont arrivés sur la table avec la publicité et le marketing des multinationales américaines.
Est-ce vraiment l’industrie qui formate les goûts ? Ou est-ce l’adhésion au mode de vie des classes supérieures ?
Dans la majorité des foyers, l’industrie formate les goûts par la publicité. Les trois quarts de la publicité télévisuelle à certaines heures vantent des produits alimentaires. Quant aux classes supérieures, qu’on ne les imagine pas homogènes : toutes ne succombent pas aux (faux) délices du petit-déjeuner, au contraire ! Bien des pratiques populaires gagnent les tables riches, il n’y a pas qu’un sens d’échange : le jus d’orange est une invention industrielle qui est montée jusque sur les tables des hôtels de luxe.
Quel rôle joue l’école dans la diffusion des normes alimentaires ?
Cela dépend des individus. Pour beaucoup, c’est négligeable. Vous pouvez donner toutes les meilleures informations nutritionnelles aux enfants, si les parents ne suivent pas, ça ne sert quasiment à rien. Cela dit, certains enfants qui ont un goût plus éduqué peuvent tirer parti d’une bonne cantine, apprécier de bons plats.
Que devrait elle faire ?
Je serais assez réservé sur l’éducation alimentaire (que je distingue de l’éducation culinaire) à l’école, l’exemple suisse montrant que ce n’est pas suffisant pour faire évoluer les pratiques alimentaires vers moins de produits industriels. L’agroalimentaire en embuscade pratique le coucou dans les foyers. Cela dit, l’école peut reconnecter les enfants avec les produits alimentaires bruts par les potagers et ouvrir certains enfants, pour les volontaires, aux passions culinaires sous forme d’ateliers.
Bien entendu, ce serait une grave erreur de succomber à l’idée de petits-déjeuners offerts pour lutter contre la pauvreté. Une pure hypocrisie qui rappelle l’affaire des distributeurs de sodas que les sénateurs ont pu déloger des écoles il y a une dizaine d’années.
L’école doit surveiller les lobbies agroalimentaires. On a pu voir dans les écoles primaires récemment des questionnaires élaborés par les faux-nez de l’industrie laitière et distribués par des nutritionnistes payés par elle vanter les bienfaits des produits laitiers.
Comment petit-déjeune t-on ailleurs dans le monde ?
C’est très variable d’une région à l’autre. Les pays riches adoptent souvent le modèle du breakfast même si la proportion de gens ne prenant pas de petits-déjeuners progresse. Les pays pauvres restent fidèles aux soupes, bouillies et autres préparations de fortune mangées plutôt en milieu de matinée. Partout, les différences régionales sont fortes. Par exemple, l’ancienneté de la culture du sucre en Inde contribue à l’appétence pour le sucré alors que la Chine préfère encore le salé qui est perçu comme une marque de civilisation. L’Afrique résiste à l’offensive américaine parce qu’elle est pauvre, mais l’Amérique latine est sinistrée sur le plan nutritionnel.
Va t on vers une uniformisation mondiale des alimentations ? Et si oui, qui va l’emporter de la Chine ou des Etats-Unis ?
Oui, il y a une bataille géopolitique alimentaire : la Chine conteste le leadership américain même si elle n’y résiste pas toujours très bien, l’obésité des enfants rois y galope. Pour autant la Chine est loin de s’américaniser. A l’échelle planétaire, on n’est pas dans une uniformisation alimentaire, à l’exception de quelques pratiques partagées pour ceux qui voyagent (de l’eau en bouteille, des sushis ou des burgers, de la pizza, de la bière…), ceux qui regardent la télévision… La grande partie de l’humanité est pauvre et n’aspire pas forcément au modèle américain pathogène et très coûteux en santé publique.
Propos recueillis par François Jarraud
Gilles Fumey, Feu sur le breakfast !, éditions Terre urbaine, 2020, ISBN 978-2-491546-038, 16€