Depuis ses débuts en 2000 avec « Laisse Lucie faire », le cinéaste (et scénariste) Emmanuel Mouret se livre inlassablement à l’exploration jubilatoire de la complexité des plaisirs et des désordres sentimentaux, en empruntant une voie singulière, mélange original de cocasserie burlesque et de comédie dramatique. Il invente des personnages, souvent en déséquilibre, pris dans les tours et détours du désir, habités par le goût de la parole au point de paraître débarrassés de toute contingence hors l’amour et ses surprises. Une exigence telle qu’elle conduit le réalisateur en 2018 à confronter ses thèmes de prédilection à la langue et à l’esprit chers à ‘Jacques le fataliste et son maître’ de Diderot dont « Mademoiselle de Joncquières » met au jour la dimension tragique en une transposition à l’écran subtile et virtuose. Pour « Les Chose qu’on dit, les choses qu’on fait », son dixième long métrage, Emmanuel Mouret revient à notre époque dans la fidélité à ses obsessions, le tumulte des affects chez des êtres hypersensibles pétris de contradictions, adeptes de l’introspection. A travers un entrelacement de récits personnels et de temporalités différentes, cette fiction chorale gorgée de romanesque, entre humour et gravité, se double d’un conte sans autre morale qu’une invitation à risquer l’amour dans toutes ses déclinaisons. Jusqu’à en accepter la douceur, la fragilité et la cruauté.
Cohabitation hasardeuses, confidences perilleuses
Une jeune fille à la chevelure brune marche dans une petite gare l’œil aux aguets. Elle demande à un voyageur, puis à un autre : ‘Vous êtes Maxime ? ». Elle finit par tomber sur celui qu’elle cherche sans le connaître. Elle le conduit jusqu’à une ravissante maison en pierres ; tarabiscotée, lumineuse et enchâssée dans un puits de verdure. Daphné (Camilla Jordana) reçoit Maxime (Niels Schneider) le cousin de son compagnon, François (Vincent Macaigne) entrepreneur, lequel a dû s’absenter quelque temps en raison d’un accident de chantier.
Daphné montre sa chambre au cousin Maxime. Manifestant un léger signe de fatigue, elle lui annonce être enceinte de trois mois. Pendant quatre jours, en attendant le retour de François pour la suite des vacances sous le soleil de Provence, l’un puis l’autre, chacun à son tour, commence à raconter ses histoires d’amours présentes et passées. De récits en confidences, -des flashbacks entrecoupés de retours aux promenades en pleine nature, dans le présent de la fiction-, un rapprochement affectif se dessine dont les apparences (trompeuses ?) suscitent le trouble. Et bien des rebondissements saisissants !
Le premier récit, celui de Maxime (jeune homme gauche, presque timide en dépit de son charme évident), éclaire la morosité décelable sur son visage. Il dit avoir été amoureux en pensée de Sandra (Jenna Thiam) retrouvée par hasard car elle est la sœur de Victoria (Julia Piaton) avec qui il a eu une aventure. Une aventure, sensuelle et réciproque, sans lendemain l’amante fougueuse, mariée, allant bientôt rejoindre son mari installé au Japon. Sandra retrouvée, Maxime laisse à Gaspard (Guillaume Gouix), son meilleur ami, beau parleur et séducteur affiché, la liberté de nouer une relation avec la jeune femme espiègle et mystérieusement imprévisible. Lorsque le couple s’installe dans un immense appartement aux murs blancs, Maxime (‘je savais que c’était une mauvaise idée’) accepte l’invitation à le partager…Pour un trio malicieux et infernal qui se termine en fiasco sentimental.
Succession de ‘confessions’ partagées
Daphné, attentionnée et intriguée, écoute avec sérieux le déroulement des déceptions sentimentales d’un garçon, traducteur, qui avoue aussi d’une voix douce son ambition d’écrivain (‘Mais si c’est juste moyen, pas la peine’). Face à ce drôle de zigue insaisissable, qui ne sait trop ce qu’il veut ni qui il aime, la jeune femme (et future mère) paraît de prime abord en harmonie avec elle-même. Le récit de sa rencontre fortuite avec un inconnu François nous cueille cependant par surprise. Daphné se dit à peine remise d’une déconvenue amoureuse : elle a cru à la possibilité d’une liaison avec le réalisateur dont elle monte le documentaire consacré à la théorie du désir mimétique chère à René Girard ! Un espoir vite balayé par le documentariste qui lui propose une nouvelle collaboration et lui annonce être tombé amoureux d’une autre…Après l’avoir abordée dans la rue, François se retrouve dans les bras de Daphné, alors que ce type (‘ce n’était pas du tout mon genre’) est marié et que l’amante d’un soir, en quête de consolation éphémère, ne veut pas devenir ‘la maîtresse d’un homme marié’. Pourtant François ne renonce pas à cette jeune femme énergique, prise entre l’e besoin d’indépendance déclarée et un tendre attachement dans la durée. L’initiative de Louise (Emilie Dequenne), l’épouse, qui quitte François pour vivre ailleurs avec un autre (Stéphane, interprété par Jean-Baptiste Anouman), délivre, en apparence, notre homme indécis des compromis d’une double vie…
Nous ne sommes cependant pas au bout de nos surprises et les révélations des protagonistes (récits de François à Maxime puis de Louise à son ancien époux François, en particulier) redistribuent les cartes et rendent encore plus riche la géographie mouvante des désirs déclarés (magnifiés par l’éloquence) et des amours vécues, mises à l’épreuve du temps.
Entrelacement de récits intimes, diversité des combinaisons affectives
La fiction envoutante aux allures de conte moderne englobe une succession de récits en forme de retours en arrière dans la mémoire de chacun, lesquels viennent s’intégrer aux péripéties de l’intrigue présente. Une construction virtuose qui emporte les spectateurs, croyant reconnaître le principe du film à suspense : la vérité se dévoilant par fragments avant de se révéler toute entière. Pure illusion : la structure d’ensemble demeure mouvante comme la démultiplication des vérités en autant de points de vue et de prises de parole (le dire) eux-mêmes changeants au gré des expériences (le faire) du désir et de l’amour, propres à chacun des protagonistes.
Des personnes exigeantes et sensibles qui nous touchent comme si elles formaient une petite communauté vivante des amoureux de l’amour montés à bord d’une frêle embarcation qui peut chavirer à tout moment ou changer de cap sans coup férir.
Les héros fruits de l’imaginaire d’Emmanuel Mouret ne sont pas pour autant des êtres irresponsables et ordinaires. Pris dans l’écart entre la puissance de leur imagination (des orages désirés formulés à voix haute), la force de leurs pulsions et la réalisation de leurs amours, ils essaient de ne pas entrer en conflit avec l’autre, de ne pas heurter ni ‘faire du mal’ à celui ou à celle autrefois chérie, quand l’attachement dépérit, quand vient le temps de la séparation ou le surgissement bouleversant d’un nouvel amour. Même l’imprévisible Sandra, en conflit avec son amoureux Gaspard, le met dehors en jetant à sa suite les ‘grands classiques’ de la littérature dont sans doute il lui parlait en jeune enseignant érudit. Et la scène dans sa théâtralité excessive nous laisse à penser que l’éconduit participe avec délice au jeu de son éviction.
A ce titre, les choix musicaux (dans une partition faisant une fois encore la part belle aux grands classiques et au lyrisme, de Chopin à Vivaldi, de Schubert à Mozart ou Purcell), le cinéaste tisse des correspondances diffuses ou soulignent par dissonances les multiples variations des émotions et des sentiments. Et l’hymne grisant à toutes les déclinaisons de l’amour, de l’idéal rêvé au passage à l’acte fougueux, désordonné ou concerté, est parfois traversé par des pointes (musicales) déroutantes, aux colorations plus sombres : quelques notes des Gymnopédies (n°1 Lent et Douloureux) d’Erik Satie, par exemple.
Amour, inconstance, dépassement : vertige de la mise en scène
Au-delà du rôle (parfois rohmérien) de la parole et du goût immodéré des personnages pour le langage, précis et aiguisé (mis en valeur par le recours au plan-séquence et par la fluidité des mouvements de caméra), Emmanuel Mouret ne renonce pas à figurer la théâtralité et la vitesse, tantôt burlesques, tantôt dramatiques, des jeux de l’amour et du hasard chers à Marivaux. Cependant au comble d’un dispositif et de ses artifices, sous le voile de la légèreté de ton et de la cocasserie des situations, en dépit des ressorts dramatiques inhérents à la versatilité des sentiments, il affleure ici une mélancolie liée au pouvoir d’érosion du temps sur la joyeuse dynamique du désir, principal ‘moteur’ des protagonistes. A travers la structure enchevêtrant les différentes temporalités, l’inconstance de l’amour se donne à voir dans toute son ambivalence. Un écart taraude continuellement la fiction : entre le désir d’aimer, son absolutisme idéal, nié ou embelli par le langage, célébré par la création, et le passage à l’acte d’aimer, son entrée dans la réalité, sa perte. « Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait » nous entraîne, avec un ravissement teinté d’inquiétude, dans le labyrinthe de l’amour. Des paroles qui s’envolent aux désirs qui s’incarnent, de la douceur du quotidien raisonnable à la peine du rêve perdu, de la cruauté de la séparation à la joie d’une liberté retrouvée.
Ainsi Louise (Emilie Dequenne, parfaite et inattendue, comme tous les autres interprètes) nous apparaît-elle comme le cœur révélateur du film, la seule dans sa maturité -au milieu des autres femmes pleines de vitalité et d’envies d’aimer- à accédant au statut paradoxal d’héroïne. Elle refuse les compromis amoureux. Elle monte un scénario de toutes pièces et organise la mise en scène d’une situation factice. Une fiction qui rétrospectivement nous révèle l’intensité de son amour pour l’homme quitté, et la clairvoyance de son geste dissident.
Comme si l’audace de Louise, sa radicalité ébranlaient les fondations du film lui-même.
Samra Bonvoisin
« Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait », film d’Emmanuel Mouret-sortie le 16 septembre 2020-Sélection officielle, Festival de Cannes 2020