Peut-on prétendre améliorer l’Ecole sans s’intéresser au sort des enseignants ? En principe, non. En réalité les réformes qui se succèdent ne s’intéressent aux professeurs que pour accroitre les injonctions et pressions de toutes sortes. Pour Asma Benhenda, chercheuse à l’Ecole d’économie de Paris puis à l’University College London, « les politiques éducatives à destination des enseignants témoignent d’un dramatique rendez-vous manqué ». Dans « Tous des bons profs (Fayard) elle réunit les résultats de recherches peu connues du grand public pour montrer comment des politiques éducatives tournées vers les enseignants peuvent réduire les inégalités du système éducatif pour le plus grand bien de tous.
« La gestion des enseignants telle qu’elle existe aujourd’hui contribue à la perpétuation des inégalités scolaires », la principale plaie de notre système éducatif. A l’appui de cette thèse, Asma Benhenda analyse l’état de santé des enseignants. Elle montre comment améliorer la vie matérielle des professeurs se traduit positivement pour les élèves et la société dans son ensemble. Pour elle, il est urgent de leur donner les moyens nécessaires. Cela alors que les politiques lancées avec le New Public Management ne visent qu’à les controler davantage.
Elle montre aussi comment les règles d’affectation aggravent les inégalités scolaires en concentrant les enseignants les moins expérimentés dans les établissements les plus difficiles.
L’ouvrage s’appuie sur des travaux récents, souvent menés par l’Ecole d’économie de Paris, dont le Café pédagogique a rendu compte. Mais ces travaux restent peu connus. Ils n’arrivent pas à renverser les stéréotypes classiques du prof bashing. On peut être gré à Asma Benhenda de les avoir réunis, d’être à l’origine de plusieurs d’entre eux.
Dans cet entretien, A Benhenda répond à 6 questions qui interrogent ces nouveaux acquis et l’avenir du système éducatif.
La singularité de votre livre c’est qu’il s’intéresse aux enseignants et les met au centre de toute amélioration du système éducatif. Pour vous il y a urgence de donner des moyens aux professeurs pour améliorer l’Ecole. Pourquoi faut-il attendre votre livre pour que ces évidences soient dites ?
Il y a deux raisons. D’úne part on a accès à des données comme celles que j’ai utilisées dans ma thèse et ce livre que récemment. On n’a que récemment des travaux sur les politiques publiques concernant les enseignants sur des questions traitées depuis longtemps à l’étranger.
D’autre part, dans mon livre je montre qu’il y a une tendance dans le débat public en France à prendre les enseignants comme des boucs émissaires. C’est l’idée que les enseignants ont beaucoup de vacances, que ce sont des profiteurs. C’est lié aussi au déclin de la position des enseignants dans la société française depuis les années 1960. Tout cela a lieu alors que, comme je le montre, la valeur du système éducatif dépend complètement de celle des enseignants. L’atmosphère générale dans l’opinion publique ne permet pas un débat sain sur la revalorisation des enseignants.
Vous dites que la valeur du système éducatif dépend de celle des enseignants. Mais n’y a-t-il pas des effets de système aussi ?
Les travaux de sciences sociales montrent sans équivoque que le principal déterminant des résultats scolaires des élèves, et par suite de leur avenir, dépend énormément des enseignants. Si on vuet vraiment agir structurellement sur les inégalités en France le principal levier c’est les enseignants. Si on a de bons enseignants on a un système éducatif efficace. Au contraire s’ils ne sont pas suffisamment formés et accompagnés cela crée des difficultés dans le système éducatif dont les élèves pâtissent.
Dans le débat public on met surtout en avant les qualités individuelles des enseignants. Or je ne pense pas que ce soit la bonne approche en terme de politique publique. Par contre on peut agir pour attirer de meilleurs candidats vers l’enseignement, essayer de former et mieux accompagner les enseignants, leur donner des perspectives de carrière. Si on améliore ces points on aura de meilleurs enseignants. Mettre seulement l’accent sur les qualités individuelles n’est pas très constructif. Ce qui compte c’est de créer une dynamique positives entre les enseignants et structures de l’Education nationale. Quand les structures changent, les individus se transforment.
Notamment vous dites qu’il faut améliorer la santé des professeurs. C’est-à-dire ? Quel lien avec l’amélioration du système. Et que faire ?
Dans ma thèse j’ai effectué tout un travail sur les congés des enseignants et l’impact de leurs absences sur les élèves. On en trouve les éléments dans le livre. Mon premier constat c’est qu’on manque sérieusement de données sur la santé des enseignants.
Par contre le lien entre le bien-être physique et mental et la performance est bien établi. Quand on est malade pou déprimé on est davantage absent. A niveau d’âge égal on voit par exemple davantage d’absence dans les établissements défavorisés. Quand les enseignants ne trouvent plus du sens à leur travail on peut avoir des absences longues et des démissions.
Le métier enseignant est un métier du relationnel qui demande un investissement émotionnel du même ordre que celui des professionnels de la santé.
Vous montrez que plus un établissement est défavorisé moins il y a de professeurs expérimentés. Peut-on changer cela dans un système où l’accès à des postes plus faciles est la seule promotion réelle ? Et les professeurs les plus expérimentés sont-ils forcément de meilleurs enseignants pour les établissements des quartiers populaires ?
Cette question est au cœur du livre. Dans l’absolu des enseignants plus expérimentés réussissent mieux à faire progresser les élèves. Enseigner est une tâche qui s’apprend aussi en la faisant. Les enseignants expérimentés sont meilleurs.
Mais on n’a pas de réponse en ce qui concerne les élèves défavorisés. Certains enseignants peuvent être très bons face à certains élèves et moins face à d’autres.
Dans quelle mesure les élèves ont-ils besoin des enseignants ? Les élèves favorisés ont d’autres ressources pour pallier à leurs difficultés. C’est une différence avec les élèves défavorisés. Aujourd’hui avec les mécanismes d’affectation on donne plus à ceux qui ont moins besoin des enseignants.
Le système est construit pour que les enseignants subissent leur affectation de début de carrière et on les récompense en nature plus qu’en salaire par leur affectation. Si le système reste comme il est actuellement on ne peut pas blâmer les enseignants d’avoir ces préférences et de préférer des établissements faciles. C’est un comportement rationnel.
Mais on pourrait donner des incitations monétaires fortes à ceux qui vont dans les établissements défavorisés. Cela pourrait avoir des effets structuraux à long terme. Cela se fait mais les primes actuelles ne sont pas suffisantes. En accordant des primes consistantes, au moins les établissements défavorisés ne souffriraient plus du manque d’enseignants et auraient moins recours aux contractuels.
D’autre part les primes généreraient une dynamique. Si les enseignants choisissent les établissements défavorisés ils vont s’investir davantage dans ces établissements alors qu’aujourd’hui le turn over des enseignants joue contre les équipes pédagogiques.
La masterisation n’a rien arrangé. Quand on a un master en sciences par exemple on a des opportunités de carrière très supérieures à ce que peut offrir l’enseignement. En fait les enseignants commencent leur métier en renonçant à leur salaire ! Il faudrait au minimum que les salaires des enseignants débutants soient au niveau des salaires du privé. On trouve aussi à l’étranger, dans les pays anglo-saxons, des programmes qui font des efforts de marketing pour le métier enseignant pour attirer de bons étudiants. Il faudrait travailler l’image des enseignants en France.
On sait que notre système éducatif est particulièrement marqué par les inégalités sociales. La solution c’est améliorer la répartition des enseignants ou garantir davantage de mixité sociale dans les établissements scolaires ?
Je montre dans le livre qu’il faut une approche holistique. Les établissements défavorisés concentrent toutes les difficultés de la société. On demande aux enseignants de régler tous les problèmes de société et c’est irréaliste.
En fait il faudrait faire les deux, améliorer la répartition des enseignants et garantir davantage de mixité sociale dans les établissements scolaires. Associer les deux crée une dynamique. Des travaux montrent que les enseignants sont sensibles à la composition sociale de leur établissement. Si les établissements sont plus équilibrés les enseignants vont y rester davantage.
Si on ne change que les règes d’affectation des enseignants on met toute la responsabilité sur eux et ça renforce le discrédit des enseignants dans le débat public.
Aussi si on doit concentrer les ressources je crois qu’il vaut mieux se concentrer sur une meilleure répartition des élèves entre les établissements. Si on arrive à mieux gérer la question des inégalités au niveau de l’école on crée une dynamique pour toute la société. Ca aura des conséquences sur la ségrégation urbaine par exemple.
N. Vallaud-Belkacem avait lancé des projets locaux de mixité sociale dans les établissements. Elle a aussi lancé la révision de la carrière des enseignants avec le PPCR. Depuis 2017, l’Ecole est-elle allée dans le bons sens ?
N Vallaud Belkacem avait de bonnes idées. A priori ce sont de bons dispositifs allant dans le bon sens. Mai sil faudrait évaluer rigoureusement les effets du PPCR pour pouvoir se prononcer. Le problème en France c’est que chaque nouveau ministre de l’Education nationale veut conduire sa propre politique. On manque cruellement de continuité politique. Et au final on a peu de visibilité à long terme sur les politiques impulsées. Or pour un ministère comme l’Education nationale il faut du temps pour avoir des résultats. Il n’y a pas d’effet mécanique immédiat des politiques lancées. Les politiques n’impliquent pas suffisamment la recherche ni au moment de la conception de la politique qu’ils lancent ni par la suite pour l’évaluer. Ils manquent de patience alors que c’est bien une qualité nécessaire au métier enseignant !
Propos recueillis par François Jarraud
Asma Benhenda. Tous des bons profs. Un choix de société. Fayard. 2020. ISBN 9782213718989. 11.99€
Quelles politiques contre la ségrégation ?