Le monde scolaire et sa forme dominante sont marqués par de multiples cloisonnements, séparations, et autres barrières. Citons ici à titre d’exemple les disciplines, les niveaux de classe, les équipes pédagogiques, les locaux, les lieux de travail, en-classe et hors-classe, etc. comme autant d’occasion de séparations, de distances, de barrières. Si depuis 2002, la liaison famille-école a pris un nouveau départ suite au rapport Proxima et a été progressivement ancrée dans les textes officiels, on a pu observer qu’une certaine mise à l’écart, ou à distance, des parents perdure. La généralisation du cahier de texte numérique par une circulaire publiée en 2010 (circulaire n° 2010-136 du 6-9-2010) s’est imposée dans les collèges et lycée, faisant craindre parfois l’incursion des parents dans la vie scolaire de leurs enfants et ainsi celle des enseignants. La généralisation des Environnements Numériques de Travail (ENT) en particulier dans le secondaire, bien que non obligatoires, est le signe d’une volonté de développer les liens entre ce qui se passe dans le monde scolaire et ses périphéries. Le confinement généralisé du printemps 2020 a rebattu les cartes de plusieurs cloisonnements et invite à ce que cette année scolaire 2020 2021 soit celle de la réflexion autour des « continuités ». Que ce soit entre l’école et le domicile, les élèves entre eux, les enseignants entre eux etc., les occasions de réfléchir les formes de continuité possible sont nombreuses. Cela est d’autant plus important que plusieurs d’entre elles disparaissent dans l’organisation scolaire traditionnelle, faisant croire en une continuité là où il y a en réalité des distances, des ruptures, des cloisonnements.
Continuité des communautés éducatives
La notion de communauté éducative s’est généralisée à la fin du XXè siècle. Elle recouvre l’ensemble des humains qui œuvrent dans un établissement d’enseignement. Ce n’est pas parce qu’il y a cet ensemble qu’il n’y a pas de difficultés liées aux cloisonnement multiples imposés par l’organisation d’une part, mais aussi par les acteurs eux-mêmes. Difficultés de communication, d’information, nombreuses sont les situations au cours desquelles on déplore ces distances multiples. Avec l’arrivée des moyens numériques, il semble que peu de choses aient changé, le présentiel reste le cadre privilégié avec les freins que l’on connait depuis longtemps (cf. les travaux publiés sur les équipes enseignantes). Le métier d’enseignant est souvent un métier qui isole des autres enseignants, surtout au moment crucial de l’entrée dans la salle de classe. Or de nouveaux échanges ont pourtant amené à constater certaines évolutions au sein des équipes : les messages électroniques, mais aussi les échanges via les réseaux sociaux ont favorisé d’autres formes d’échanges. Certains chefs d’établissement s’en sont emparé pour augmenter la circulation des messages, certains enseignants aussi surtout lorsqu’ils sont engagés collectivement dans des projets.
Les devoirs et les leçons, de même que les contrôles (évaluations ?) sont aussi des illustrations de ruptures, de distances, et autres difficultés de même nature. Quand plusieurs enseignants donnent des travaux à faire, en dehors du temps de classe à leurs élèves, il est fréquent, surtout en fin de périodes, que chacun le fasse sans se soucier de savoir si les autres le font ou pas. Les élèves signalent souvent cette sorte de cacophonie. D’ailleurs on l’a retrouvée pendant le confinement avec la diversité des formes de travail imposée par les enseignants, formes d’enseignement, mais aussi demandes et exigences vis à vis des élèves. Certains établissements ont dû organiser des concertations pour éviter ce phénomène d’éclatement des initiatives, montrant bien sûr, la nécessité de travailler les continuités entres enseignants.
Numérique et continuité des espaces éducatifs
L’image traditionnelle de l’enseignant et de l’élève, c’est dans la salle de classe qu’elle est présentée. Or d’autres espaces permettent d’apprendre. Ainsi dans l’établissement, les CDI ou CCC sont ces lieux de travail différents, de même le domicile de l’élève est aussi un autre lieu de travail, plus personnel. Et désormais, avec la généralisation des moyens numériques et en particulier de communication interindividuelle, un nouvel espace d’échange mais aussi d’information est venu compléter l’environnement de travail. Si le lieu école est symbolique de la séparation (en cette période de rentrée les plus petits savent le montrer), il est aussi symbolique d’une construction autre de l’enfant. Quand celui-ci ne raconte pas ce qu’il a fait à ses parents, le soir, ceux-ci sont parfois surpris et expriment un sentiment presque d’exclusion. La continuité n’est pas forcément souhaitée sur ce registre-là par les enfants. L’école a bien inventé des outils de communication comme le « carnet de liaison », le « bulletin de note »… et récemment le cahier de texte numérique (dont il faut rappeler que jusqu’en 2010 il était strictement interne et papier). D’ailleurs ces outils ont un réel succès, mais sont-ils pour autant inscrits dans une recherche de continuité ?
La révolution numérique que nous vivons depuis les débuts de l’informatique c’est en partie celle de la continuité sous toutes ses formes. Une continuité qui n’est pas forcément en temps réel, mais qui est surtout le développement de toutes sortes de liens possibles, permis par l’ensemble des développements informatiques et des réseaux. L’exemple récent de ce que l’on nomme l’intelligence artificielle et le big data est la prolongation de ce qui se fait jour depuis la démocratisation de l’informatique dès les années 1970. C’est à dire l’augmentation de la collecte des traces de l’activité humaine, l’accélération des échanges interhumains (inscrite dans le phénomène plus vaste de l’accélération cher à Hartmut Rosa), la mise en place de continuités désormais possible non seulement en synchrone, mais aussi en asynchrone et en diachronie. Le passé et le présent du sujet sont de moins en moins dissociables, de plus ils sont partagés avec les autres. Le numérique impose ses propres formes de continuité, pas toujours compatibles avec le monde scolaire, comme la circulaire de 1978 sur le téléphone portable le montre (Circulaire n° 2018-114 du 26-9-2018). Malgré cela les réflexions actuelles sur le BYOD (AVAN) semblent indiquer que des évolutions sont en cours.
Numérique et continuité
Le monde scolaire est donc mis en face de ces continuités imposées par les moyens numériques. La seule réponse possible est donc de repenser les cloisonnements, les ruptures, les fractures pour tenter d’aller vers des continuités, pas les mêmes bien sûr, mais des continuités maîtrisées, adaptées, permettant de sortir de cette tradition de « séparation » chère au monde scolaire. Ainsi un élève qui se développe est toujours dans sa continuité individuelle, mais parfois son environnement vient la rompre : exclusion par exemple (sous toutes ses formes). Avec son smartphone l’individu, le jeune, l’élève, mais aussi l’adulte, l’enseignant introduisent des continuités potentielles. Comment les ignorer aujourd’hui ? Face à un travail difficile à réaliser, l’élève peut rechercher à mettre en route un « plan de continuité » pour parvenir à le réaliser. A moins qu’il ne rompe les liens et en vienne à décrocher. Or c’est bien ce que nous observons depuis longtemps et qui a été mis en avant au printemps dernier, il faudrait éviter le décrochage. Celui-ci est le symbole justement de l’impossibilité des continuités. D’ailleurs les enseignants en ont témoigné dans des enquêtes qui montrent qu’ils ont essayé de faire le lien.
Dans la salle de classe il y a le décrochage silencieux qui côtoie la simple absence de l’élève. Mais le décrochage silencieux est aussi important que le refus matériel d’école, il est plus sournois car presque invisible. Or c’est celui-là auquel nous devons faire particulièrement attention en ce moment de tentative de raccrochage. Au fond de la salle de classe près d’une fenêtre et d’un radiateur, le lien peut être absent alors que physiquement l’élève est présent. Si au retour du confinement, au moment où de nombreuses questions se posent nous ne prenons pas à bras le corps toutes ces formes de continuité, alors l’école d’après sera pire que l’école d’avant ! Surnagera alors l’ensemble des moyens numériques qui pourraient ainsi développer des attitudes qui sont très loin de ce que l’idée même des fondateurs de l’école actuelle avaient envisagé : individualisme, consumérisme, compétition, etc.
Bruno Devauchelle