« Aucun élément n’accrédite que les effets délétères du confinement sur les acquisitions scolaires des enfants sont principalement imputables aux enseignants, ni même à une fraction d’entre eux. Ce sont bien plus les caractéristiques mêmes de l’enseignement numérique qui peuvent l’expliquer ». Sandrine Garcia (IREDU) réagit à la campagne de prof-bashing ens e basant sur les résultats de l’enquête ELFE et annonce une enquête sur les effets du confinement en CM1. Elle souligne les limites de la « continuité pédagogique ».
Des enseignants décrocheurs ?
Le thème des « enseignants décrocheurs » semble s’être imposé récemment dans les débats médiatiques, participant à la construction d’un problème public qui serait celui du manque d’engagement des enseignants vis-à-vis de leurs élèves. Tout d’abord, un reportage de France 2, diffusé le 9 juin, évoque 4 à 5 % des enseignants qui auraient été « absentéistes » pendant le confinement et n’auraient assuré aucun cours, chiffres que la chaîne aurait tenu du ministère de l’Education Nationale alors que ces 5%, selon le même ministère, correspondent à des enseignants empêchés de travailler pour diverses raisons (dont des raisons médicales, des problèmes de garde d’enfants, etc.).
Bien que le chiffre des 5% d’enseignants décrocheurs ait été invalidé par les pouvoirs publics eux-mêmes, plusieurs articles se sont engouffrés dans la thématique, conduisant le ministre de l’Education à dire que les personnes qui n’ont pas été à la hauteur seraient « sanctionnables » (1). Mais dans la mesure où rien ne justifie que l’on fasse du décrochage des enseignants un problème qu’il serait urgent de prendre en charge, celui-ci prend la forme d’une cabale contre une profession accusée d’abriter dans ses rangs une proportion de « déméritants » et qui pour cette raison même mériterait des sanctions. Certes, comme il est maintenant d’usage, cette remarque sur les enseignants « sanctionnables » a été suivie par la suite d’une avalanche de compliments et de louanges. Mais le mal est fait, c’est-à-dire celui de la dévalorisation symbolique récurrente d’une profession qui suscite un malaise de plus en plus palpable parmi ses membres.
Ce qui fait problème, en fait, c’est de donner une telle ampleur (allant jusqu’à occasionner une prise de position du ministre de l’éducation) à des propos journalistiques dignes du café du commerce, qui transforment 5 % d’enseignants empêchés de télé travailler en « profs décrocheurs » à tel point que le syndicat des inspecteurs d’académie a dû rédiger une lettre au ministre de l’Education pour s’étonner de son manque de soutien des enseignants face à des affirmations les plus approximatives et les moins étayées concernant la « continuité pédagogique » ?
Des enquêtes sur le confinement
L’enquête COVID que nous avons réalisée en mai-juin dans le cadre de l’étude ELFE et qui, elle, repose sur des méthodes d’investigation scientifique contrôlées nous donne accès à une réalité plus nuancée : 97 % des parents répondants de la cohorte ont déclaré avoir reçu des leçons pour leur enfant ainsi que du travail à réaliser, ce qui ne veut pas dire que les 3 % restants avaient affaire à des profs « décrocheurs ». Parmi les 97% en contact avec leur enseignant, 80% des enfants ont maintenu leur effort au fil des semaines de confinement, témoin de la continuité pédagogique assumée dans la durée par les enseignants. Et avec le concours des parents qui ne s’est pas relâché dans 80% des cas, signe d’une excellente coopération école/famille.
L’enquête ELFE, pilotée par l’Institut national d’études démographique et par l’INSERM, a pour but de « mieux connaître les facteurs (environnement, entourage familial, conditions de vie…) qui peuvent avoir une influence sur le développement physique et psychologique de l’enfant, sa santé et sa socialisation ». Elle est coordonnée par une équipe pluridisciplinaire de chercheurs et travaille depuis 2011 sur la base d’une cohorte de 18 000 enfants suivis depuis leur naissance dans le respect des protocoles scientifiques en vigueur et ce, en tissant des liens de coopération et de confiance avec différents acteurs, dont les familles, les enseignants, le ministère de l’Education Nationale.
Ce type de démarche scientifique, qui s’appuie sur des données plutôt que sur des lieux communs et des invectives ressassés à l’encontre des enseignants, supposés être paresseux, pleutres, toujours en grève ou en vacances, nous semble davantage indiqué pour savoir à quelles difficultés réelles ont été confrontés les parents et les enseignants dans la mise en œuvre de la « continuité pédagogique ».
A ce titre, l’enquête que nous réaliserons à l’automne 2020 en début de CM1 dans les classes de CM1 nous permettra d’établir des liens solides sur ces difficultés rencontrées par les enfants et l’épisode du confinement. Une école sur 4 sur l’ensemble de la France métropolitaine est concernée. Les tests diagnostic en français et en mathématiques seront enrichis, via un court questionnaire, par l’expression des enseignants eux-mêmes ainsi que celle des parents ELFE qui témoignent à 360 degrés sur leur enfant depuis sa naissance.
Les limites de la « continuité pédagogique »
Mais ce dont il faut se prémunir d’emblée, c’est d’établir un lien de cause à effet entre le nombre d’élèves en difficulté qui n’ont pu pendant le confinement maintenir leurs relations aux apprentissages (et qui n’est d’ailleurs pas connu à ce jour) et un prétendu « décrochage » des enseignants. En effet, établir un tel lien revient à croire que l’enseignement à distance, grâce à des outils numériques adéquats et des enseignants au travail devant leurs ordinateurs, peut remplacer l’école et sa spécificité de lieu séparé coupé de l’espace domestique.
En effet, s’il ne viendrait à l’esprit de personne de nier que les pratiques pédagogiques ont un effet sur les apprentissages scolaires, qu’elles peuvent augmenter ou réduire les inégalités, c’est précisément parce que les élèves sont dans cet espace séparé soustraits à leur existence sociale familiale et aux multiples activités alternatives au travail scolaire. Les enfants sont alors contraints à travailler, ils y rechignent certes pour une partie d’entre eux, mais ils y apprennent des choses.
Les dispositions scolaires des enfants qui entrent facilement dans le jeu scolaire sont un effet de leur socialisation familiale. C’est à dire que ces enfants sont déjà, en entrant à l’école, plus ou moins constitués comme « élèves » au sens où l’entend l’institution scolaire (prêts à apprendre), par leurs parents. Ils y rencontrent d’autres enfants qui existent dans ce lieu-là par leur statut d’élève et la norme qui prévaut est celle qui consiste à se comporter d’emblée ou presque comme on attend qu’un élève le fasse.
Toutes les familles n’ont pas les ressources (temps, disponibilité, compétences acquises) pour incarner auprès de leurs enfants cette contrainte et cette norme scolaire car c’est leur être social qu’ils engagent à travers l’accompagnement à la scolarité. Leur être social ne fait pas forcément d’eux des « parents pédagogues » , en mesure de mettre leurs enfants au travail et de les aider, le cas échéant, à résoudre les difficultés scolaires qu’ils peuvent rencontrer.
Comme nous avons pu le constater, dans une enquête cette fois menée auprès de parents sur l’accompagnement à la scolarité (2), il est spontané pour les parents les plus dotés culturellement d’intervenir directement dans la scolarité de leurs enfants, d’incarner la norme scolaire, de mobiliser scolairement leurs enfants. Ces dispositions renforcent en temps ordinaire les écarts d’aptitudes que les jeunes enfants manifestent dès l’entrée au Cours Préparatoire (et sans doute bien avant). La littérature scientifique éclaire bien aujourd’hui les écarts qui existent entre les parents, même en temps ordinaire. L’enquête menée sous la direction de Bernard Lahire, Enfances de classe (3), par exemple, montre bien les effets concrets du désavantage culturel sur les modes d’encadrement de la scolarité : certains parents apprennent eux-mêmes à lire, par exemple, à leurs enfants dès la Grande Section de maternelle, tandis que d’autres peinent à suivre le travail donné par les enseignants, avec tout un ensemble de situations intermédiaires. L’ouvrage L’école qui classe, de Joanie Cayouette, décrit particulièrement bien l’impuissance à laquelle sont confrontés des parents de collégiens (et les tactiques de ces derniers pour échapper à la contrainte des devoirs) qui ne peuvent pas, comme d’autres parents, représenter une légitimité scolaire.
L’incorporation de savoirs et connaissances a ceci de spécifique qu’elle ne peut pas reposer entièrement sur la qualité de la « prestation » de l’enseignement. Comme d’autres activités (la médecine par exemple), il suppose une construction conjointe qui est incontournable et dépend aussi des dispositions que les enfants construisent dans leur univers familial. Dans le cas de l’enseignement numérique à distance où l’enseignant n’est pas physiquement présent avec toutes les ressources incarnées de son métier, la réussite de l’enseignement et des apprentissages repose alors de manière exacerbée sur les dispositions des enfants. Quel que soit le zèle numérique de l’enseignant, il ne peut remplacer la co-présence des corps dans un espace séparé du monde ordinaire. Ce n’est pas le décrochage des enseignants qui produit le décrochage des élèves, c’est l’enseignement à distance qui, même chez les adultes, génère beaucoup plus d’abandons que l’enseignement en présence. Il serait infiniment pratique et peut-être économique de croire que cette modalité d’enseignement peut partiellement ou non, remplacer l’enseignement en face à face. Mais ce qui serait pratique ne correspond pas toujours aux possibilités de la réalité (4).
Aucun élément n’accrédite que les effets délétères du confinement sur les acquisitions scolaires des enfants sont principalement imputables aux enseignants, ni même à une fraction d’entre eux. Ce sont bien plus les caractéristiques mêmes de l’enseignement numérique qui peuvent l’expliquer dans la mesure où son efficacité dépend étroitement d’un équipement matériel et plus encore de dispositions scolaires familiales. Une enquête que nous menons actuellement auprès des enseignants du premier degré dans le contexte du confinement nous révèle à quel point les professeurs des écoles se sont massivement appropriés des compétences nouvelles, se sont ingéniés à trouver des solutions pour pouvoir envoyer des supports pédagogiques en tenant compte du degré d’équipement des familles. Elle révèle la manière dont ils se sont engagés, autant que faire se peut dans l’aventure numérique, du jour au lendemain, sans formation, en utilisant leur propre matériel, en manifestant une très grande attention aux inégalités d’accès aux équipements et parfois désespérés de constater que, malgré leur investissement, certaines familles étaient « perdues ».
Sans idéaliser outre mesure une profession qui comporte comme toutes les professions une variété de rapport au travail, on ne gagne rien à tout attendre d’une profession et à la diaboliser dès qu’elle s’avère impuissante à résoudre tous les problèmes.
Sandrine Garcia
Professeure à l’Université de Bourgogne, IREDU, membre associée à ELFE
Notes :
1 Non, il n’y a pas 40 000 profs « décrocheurs », Le monde du 16 juin 2020
2 Sandrine Garcia, le goût de l’effort. La construction familiale des dispositions scolaires, Paris, Presses Universitaires de France, 2018..
3 Bernard Lahire (dir.), Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants, Le Seuil, 2019.
4 Voir la très belle thèse d’Eléonore Vrillon sur les MOOC De l’égalité formelle aux usages réels : déterminants et effets du suivi des MOOC dans les trajectoires socio-professionnelles, Université de Bourgogne, 2018