Peut-on faire de l’écriture un horizon pédagogique : la possibilité offerte de voyager à travers le temps et l’espace ? Ce déplacement du regard, c’est le beau défi relevé par un récent travail d’actualisation des « Caractères » de La Bruyère : un ensemble de portraits écrits et enregistrés par les 3èmes de Grégory Devin à Bricquebec en Normandie et de Lionel Vighier à Montesson dans les Yvelines. Le voyage créatif permet de mieux mettre à distance satirique les travers de notre époque : le culte de l’apparence et de la jeunesse, la vanité, le conformisme … L’écriture s’y fait en réseau : elle s’articule avec la lecture d’œuvres diverses, elle propose des collaborations et des interactions entre les élèves, y compris du collège partenaire. Avec au final, le plaisir « d’inscrire son portrait dans une œuvre collective, dont les autres auteurs vivent à la fois à plusieurs centaines de kilomètres… ou de siècles. »
Dans quel contexte avez-vous mené ce travail autour des « Caractères » de La Bruyère ?
Ce projet de séquence s’inscrit dans le questionnement de 3ème « Dénoncer les travers de la société ». À travers l’écriture de portraits satiriques, il s’agit d’amener les élèves à s’interroger sur la notion de « défaut » moral, mais surtout de mettre à distance et de contextualiser des comportements à ce point typiques de notre époque qu’ils peuvent en devenir caricaturaux. L’enjeu est de développer chez nos élèves l’esprit critique, le sens de l’ironie, mais aussi leur montrer qu’il est possible, par la littérature, d’échapper au moins pour un temps aux carcans consuméristes, médiatiques, vestimentaires…
Comment avez-vous lancé le travail ?
La démarche adoptée est de partir d’un premier état de leur réflexion : qu’est-ce qui vous paraît critiquable aujourd’hui ? Qu’est-ce qui vous choque, vous dérange ? À partir de ce “brainstorming”, les élèves choisissent un personnage qui leur paraît incarner tout particulièrement un défaut contemporain : la vanité, l’apparence, la futilité… Ils écrivent ensuite un premier jet de leur portrait. Des conseils leur sont dispensés sur des documents collaboratifs : style, vocabulaire, syntaxe, orthographe… Conseils donnés aussi bien par leurs professeurs que par leurs camarades (celles et ceux de leur classe, mais aussi de l’autre collège) : chaque élève relit, commente, aide et souvent encourage l’autre dans son écriture.
Comment cette écriture s’est-elle enrichie de lectures ?
On entre ensuite dans l’étude d’un corpus d’œuvres, qui ne sont donc pas réduites à une dimension purement scolaire, mais qui deviennent des sources d’inspiration, tant au niveau de la forme que du fond. Comment cet auteur ou cette autrice s’y sont pris pour mettre en exergue les défauts de ses contemporains ? Les élèves sont invité(e)s à s’emparer de leurs techniques. Ce questionnement stimule l’entrée dans des œuvres satiriques diverses (romans, images, extraits de films/séries…), étudiées pour leur intérêt propre mais aussi comme point de vue sur le monde contemporain et sur l’humanité. A travers elles, les élèves aiguisent leur regard et s’approprient les codes du registre satirique.
Et La Bruyère dans tout ça ?
L’étude de La Bruyère arrive plus tard, lorsque les élèves en sont à un stade plus avancé de leur projet d’écriture. Elle se fait par des lectures analytiques d’extraits et des mises en voix, réalisées lors de séances en visio-conférence, pour que la découverte de cette œuvre patrimoniale se fasse de manière collective. Cette étude permet de découvrir Les Caractères de La Bruyère, de puiser des idées de style chez l’auteur, mais aussi de faire prendre conscience aux élèves de l’inscription de leur propre écriture dans une tradition littéraire, de l’antiquité (Théophraste) à l’ère numérique (eux), en passant par l’ère classique. Les élèves prennent le relais de La Bruyère, ce qui leur confère implicitement et très modestement, un statut de moralistes du XXIe siècle…
Au final, sur quoi débouche le travail ?
La production des Caractères 2.0 s’organise par vices/défauts d’individus ou de notre époque, puis par portraits fragmentaires, à l’instar des Caractères de La Bruyère. Chaque personnage a un nom latin ou grec. Les élèves ont également lu leurs portraits, ce qui leur a permis de revenir sur leur texte et de peaufiner les intentionnalités, aussi bien dans le style (texte écrit) que dans le ton (texte lu). Enfin les professeurs ont rassemblé toutes les productions sur un document commun, multimédia, qui a été publié, afin de donner un véritable enjeu éditorial à leur travail.
Quels vous semblent les intérêts et plaisirs de ces productions ?
D’abord la réflexion sur la langue, le brouillon, l’importance d’installer son travail dans une logique d’amélioration. Aussi le plaisir de l’écriture, de tancer des défauts qu’on ne supporte pas : une écriture cathartique pour tenter de relativiser et d’adoucir une forme de pesanteur contemporaine. Mais encore le plaisir de lire les portraits des autres, d’inscrire son portrait dans une œuvre collective, dont les autres auteurs vivent à la fois à plusieurs centaines de kilomètres… ou de siècles.
Qu’en ont précisément pensé les élèves ?
Voici les impressions de Louis à Bricquebec : « J’ai pensé que ce travail d’écriture était très intéressant. Le fait de travailler en plusieurs étapes et en groupes permet de rendre le travail plus facile. Ensuite le fait de parler de sujets actuels peut nous faire prendre conscience de choses auxquelles on ne faisait pas attention et nous permettre de travailler notre sens critique. »
Et voici le regard de Lou à Montesson : « Je trouve que tous les textes reprennent bien l’idée de la caricature faite par La Bruyère. Et l’idée d’y mettre du contemporain nous interpelle forcément plus ! Je pense que la caricature nous permet de nous exprimer en critiquant à l’excès mais en utilisant des phrases construites et recherchées et cela donne plus de fond aux textes. »
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Les créations des élèves
Sur l’application du Réseau des Lettres
Le Réseau des Lettres dans Le Café pédagogique