Combien de temps a-t-il fallu au monde pour appréhender la nature du régime communiste en Union soviétique ? Quelle connaissance les Occidentaux avaient-ils des crimes perpétrés par Staline dés les années 30 ? Avec « L’Ombre de Staline », la réalisatrice polonaise Agniescka Holland réactualise dans une fiction impressionnante une des tragédies majeures de l’histoire du XXème siècle. Elle part ici d’une histoire vraie, et incroyable. Un journaliste britannique indépendant, Gabeth Jones, n’a pas froid aux yeux : en 1933, après la première interview d’ Hitler à son arrivée au pouvoir, le jeune galois se rend à Moscou pour rencontrer Staline et comprendre les raisons de l’essor économique fulgurant de l’URSS. Sans succès. Mais sa détermination et son courage le conduisent en Ukraine où les paysans subissent une famine d’une ampleur et d’une inhumanité inimaginables. Des révélations sur la face noire du prétendue ‘miracle économique soviétique’ que les officiels occidentaux alertés ne prennent pas au sérieux et que ses confrères sans scrupules démentent avec véhémence. Une exigence de vérité que le jeune reporter intègre paie de sa vie. Ainsi incarnée à l’écran, l’expérience terrible de Gabeth Jones, enquêteur à la déontologie sans faille, trouve-t-elle des résonances manifestes avec notre époque troublée où les fabricants de fausses nouvelles et les propagandistes politiques valent mieux qu’un lanceur d’alerte porteur de vérités dérangeantes.
De la diplomatie au journalisme indépendant, une vocation exigeante
Gabeth Jones (James Norton), conseiller diplomatique auprès du premier ministre britannique, lui rend un rapport alarmiste sur la situation en Union soviétique au début des années 30. Quel drôle d’idée en cette période de grande confusion. Pour des raisons de coupes budgétaires, le poste de l’imprudent est supprimé et il quitte la diplomatie, muni d’une lettre de recommandation et porté par son insatiable curiosité du monde et de ses bouleversements. Comme il a réussi à interviewer Hitler qui vient d’accéder au pouvoir, il rêve de décrocher une interview de Staline. Démarches laborieuses auprès de l’ambassade soviétique pour l’obtention d’un visa. Contacts téléphoniques avec un copain journaliste à Moscou susceptible de faciliter les négociations sur place. Leur dernière conversation est interrompue (fil débranché sous nos yeux). Nous savons désormais que tous ses faits et gestes à son arrivée seront surveillés .
A Moscou, notre héros fougueux ne décroche pas l’entretien espéré. Nous le voyons, mal à l’aise, entre timidité juvénile et réticence morale, fréquenter les journalistes occidentaux regroupés dans le même hôtel de luxe. Tous bénéficient de soirées de fête, de beuverie et de luxure tolérées par le régime. Des nuits de tentations auxquelles Gabeth jones refuse de se soumettre. Les journalistes en question vantent régulièrement les mérites du régime dans les colonnes des journaux dont ils sont les correspondants et mettent en avant la réussite économique du communisme.
Des vérités auxquelles Jones ne croit pas, dénonçant auprès de ses pairs un tableau idyllique et mensonger. Il s’en ouvre à Ada Brooks (Vanessa Kirby), jeune et séduisante reporter russophone avec qui il noue, avec un embarras touchant, une relation amoureuse. Ada Brooks paraît, cependant, avoir des sympathies pour le régime et défendre les bienfaits de l’idéal communiste égalitaire. A l’occasion d’une visite de Gabeth, celle-ci lui fait écouter un morceau de musique entraînante, monte le son et l’invite à se rapprocher d’elle pour danser. Elle peut ainsi lui faire des confidences. Elle se sait surveillée. Il l’est aussi.
Reportage clandestin au cœur des ténèbres
Du petit monde protégé des journalistes occidentaux ‘retranchés’ dans la capitale aux campagnes lointaines et à leurs habitants ignorés, notre reporter, sur les conseils d’un ami, prend la décision risquée de partir pour l’Ukraine. Au terme d’un éprouvant voyage en train, solitaire et clandestin, il découvre, sous nos yeux remplis d’effroi, l’horreur : les récoltes de blé acheminées vers Moscou, les populations exploitées, traitées comme des animaux par des soldats violents, la famine partout, des paysans aux corps décharnés et aux yeux hagards, le ramassage des cadavres bleuis par le froid, le cannibalisme…. Un spectacle impensable, un crime de masse qui doit rester sans témoin. Pour ne pas être tué, il doit fuir tout soudain, traverser la forêt ukrainienne enneigée, supporter des conditions climatiques extrêmes, le terrible secret au fond de son cœur et les images inimaginables plein la tête.
De retour en Grande-Bretagne commence la bataille pour être publié. Gabeth Jones n’est pas seulement un fougueux idéaliste, il est persuadé que toute vérité est bonne à dire, quel qu’en soit le prix et les conséquences. Ni les autorités du pays, ni ses confrères ne prennent au sérieux ses révélations. Ils paraissent en minimiser la portée. Quant au lauréat du Prix Pulitzer de l’époque, Walter Duranty, correspondant du ‘New-York Times’, il dément cyniquement les faits rapportés pour louer de plus belle les performances du ‘miracle économique soviétique’.
Au-delà du cynisme et de l’opportunisme d’une presse sous influence, indifférente au sort des Ukrainiens qui révolte Gabeth Jones, l’incroyable vérité mise au jour dérange considérablement les Occidentaux préférant ne rien voir de la réalité soviétique alors qu’ils sont confrontés à l’ascension d’Hitler et à son influence grandissante en Europe.
Même si le verrouillage du pouvoir stalinien ne lui permet pas d’en comprendre tous les rouages, Gabeth Jones, par son audace et son obstination, entrevoit cependant (sur le champ, sans le recul de l’histoire) l’ampleur et la monstruosité à l’œuvre parmi la population paysanne d’Ukraine. L’URSS, en effet, de 1931 à 1933, sous les effets de la collectivisation forcée des campagnes conjuguée à l’industrialisation forcenée, connaît des famines d’une ampleur inouïe, en particulier en Russie, au Kazakhstan et en Ukraine, faisant 7 millions de morts dont 4 en Ukraine. Selon l’historien spécialisé Nicolas Werth [‘Les grandes famines soviétiques’, PUF, 2020], pour ce qui est de l’Ukraine, les raisons ne sont pas seulement économiques. La famine y est intentionnellement aggravée par Staline au cours de l’automne 1932 pour mieux contrôler la population et briser la résistance des paysans. Dés lors, les circonstances mystérieuses de la disparition de Gabeth Jones (enlevé et tué en Mongolie en 1935) ne nous surprennent guère.
Points de vue hallucinés d’un éclaireur indigné
Pour mettre en scène cette enquête authentique, à la fois thriller historique, roman d’espionnage et aventure individuelle hors du commun, Agnieszka Holland adopte une démarche apparemment classique respectant le déroulement chronologique du récit et présentant de façon elliptique les protagonistes. Elle adopte cependant d’entrée de jeu le point de vue du jeune reporter dans toutes les déclinaisons de ses états d’âme, ses amitiés, ses amours, ses détestations, mettant au jour à quel point sa personnalité lucide et engagée l’attache à privilégier la quête de la vérité, la compréhension des faits observés.
En suivant le regard du héros, la mise en scène opère régulièrement des va-et-vient entre les intérieurs et l’extérieur : l’univers feutré des cabinets ministériels et des hôtels de luxe ou appartements confortables pour correspondants étrangers, -caractérisés par des décors cosy, des couleurs chaudes et des ambiances festives-, contraste avec les teintes froides et métalliques, le ‘monde extérieur’, étranger, inconnu, menaçant. A ce titre, toute la séquence en Ukraine s’apparente, dans l’évocation de l’horreur, à des visions hallucinées. Associée à une musique dramatique, la bande-son -peuplée du sifflement des tempêtes de vent glacial, des pas crissant sur la neige, des pleurs et des cris des hommes souffrants-, conditionne aussi la perception du reporter épouvanté. Des paysages dantesques, comme en Noir et blanc, de grandes étendues blanches et gelées mêlées à d’immenses forêts découpant des cieux plombés encadrent la misère noire d’un peuple affamé jusqu’à la mort.
La puissance de l’évocation, suscitant terreur et pitié, donne la mesure du combat mené par le héros intrépide et solitaire. « L’Ombre de Staline » est bien l’histoire vraie (et exemplaire) d’un révélateur de vérité qui sème le trouble au début des années 30, l’aventure tragique d’un enquêteur hardi qu’on cherche à faire taire, tant ses découvertes sont intolérables pour le pouvoir stalinien et impossible à concevoir pour les Occidentaux.
Quatre-vingt cinq ans après la mort du héros de « L’Ombre de Staline », la cinéaste fait revivre Gabeth Jones, sa passion de la vérité, son regard frontal sur le totalitarisme. Un exemple à méditer à l’heure des ‘fake news’, des ‘faits rectifiés’ et autres mensonges d’Etat qui polluent le paysage politique et minent les démocraties.
Samra Bonvoisin
« L’Ombre de Staline », film d’Agnieszka- Holland-sortie le 22 juin 2020-06-21
Sélections en festivals : Biennale de Berlin, Festival international de Dinard, Festival international du film d’histoire 2019