» A cette affirmation souvent entendue dans les discours officiels « le numérique transforme la pédagogie », j’oppose celle-ci, aussi connue : « la pédagogie précède toujours le numérique » ! » Bruno Devauchelle trace ce débat du logo des années 1980 à la robotique actuelle. Un débat qui tourne en rond depuis 50 ans.
Pourquoi est-il si difficile qu’un usage plus large des moyens numériques soit intégré aux enseignements et plus spécifiquement aux pédagogies ? Les observations le montrent, la plupart du temps les utilisations du numérique en classe sont d’abord des utilisations par l’enseignant dans le cadre de choix pédagogiques qui les incluent pour augmenter leur efficacité. De plus ces moyens viennent le plus souvent en appui, en élargissement d’une pratique qui est très proche de celle faite sans ces moyens. Il est vrai que l’utilisation par les élèves reste encore dans de nombreux lieux difficiles à mettre en œuvre : salles à réserver rarement libérées et opérationnelles, classes mobiles difficiles à amener en classe de manière réellement fonctionnelle et même quand chaque élève dispose de son propre appareil (ordinateur ou tablette) il faut encore que la charge de la batterie soit suffisante pour mener l’activité et les matériels soient réellement fonctionnels.
A cette affirmation souvent entendue dans les discours officiels « le numérique transforme la pédagogie », j’oppose celle-ci, aussi connue : « la pédagogie précède toujours le numérique » ! Car la première affirmation erre dans les couloirs de l’éducation depuis bientôt cinquante ans.
Elle est la transformation naïve de ce que Seymour Papert écrivait au début des années 1980 (Papert, Seymour — Jaillissement de l’esprit : ordinateurs et apprentissage, Flammarion 1981). Sa vision, très marquée par son travail auprès de Jean Piaget mais aussi de la prise en compte des débuts de l’intelligence artificielle, l’avait amené à promouvoir le langage Logo dont il est un des coconcepteurs. Il est très dommage que les tenants de la robotique à l’école aient oublié cette époque qui pourtant posait les mêmes questions qu’aujourd’hui à propos du lien entre informatique et apprentissage.
Jacques Perriault écrivait dans sa présentation de l’ouvrage : » Papert ne part pas de l’usage de la machine pour aboutir à des effets pédagogiques, mais, dans le sens inverse, il propose une théorie de l’acquisition des connaissances et débouche sur un emploi de la machine qui est cohérent avec elle. Il y a en fait interaction entre ceci et cela comme nous allons le voir. «
Plus qu’une pédagogie, c’est aussi une philosophie de l’apprendre qui est à la base de ce travail. Malheureusement à la même époque le concurrent était une approche comportementaliste, behavioriste, issue des travaux de Skinner et aussi de la cybernétique, qui a mis en avant l’Enseignement Assisté par Ordinateur. En découvrant vers 1985 ce foisonnement, nombre d’enseignants ont commencé à explorer cet univers et à essayer d’imaginer donner à ces moyens une place dans leur enseignement. A cette époque, rappelons-le, pas de vidéo projecteurs, des ordinateurs familiaux aux capacités très limitées et des coûts exorbitants ont rapidement freiné les enthousiasmes. Surtout que le plan Informatique pour Tous avait tenté, de manière très maladroite, d’apporter une réponse globale à cette adoption.
Rappelons ici que l’appellation « Informatique Pour Tous » n’est pas neutre. L’ambitieux projet de l’époque mérite d’être comparé avec les défaillances d’aujourd’hui face au numérique dans l’enseignement. L’intitulé même de ce projet n’est pas scolaire, il est social. De Laurent Fabius à René Monory, de l’ENA au garage automobile, les deux ministres ont appuyé sur cette dimension sociale de l’informatique allant jusqu’à proposer aux écoles de s’ouvrir aux populations environnantes pour leur permettre de découvrir l’informatique. A l’époque, c’est d’un côté la programmation, de l’autre l’enseignement assisté par ordinateur qui prennent le dessus. Certains enseignants se sont lancés dans la conception de logiciels un peu différents. Même Jacques Arsac, porteur du projet de l’enseignement de l’informatique n’avait pas compris la possibilité pédagogique de certains de ces logiciels. Ainsi en est-il d’un logiciel appelé « à la manière de » qui permettait aux enfants de découvrir, en écrivant, ce qu’était la structure formelle des récits. Ce logiciel conçu à l’époque en grande partie par Michel Rouquette (inspecteur pédagogique en Ardèche dans les années 1980) n’était justement pas un logiciel d’EAO, ce que semble-t-il croyait Jacques Arsac, mais un logiciel réflexif. C’est à dire fondé sur une démarche pédagogique qui centre l’activité de l’élève sur la démarche d’écriture en ayant une aide adaptée dans chacune des étapes de celle-ci. La confusion entre EAO et pédagogie n’a fait que disqualifier la seconde.
Près de quarante années plus tard, les quizz, les exposés vidéos courts ou long, les parcours linéaires (MOOC parfois) en ligne et autre produits dits éducatifs, ne sont rien d’autre que des EAO identiques à ceux des années 1980 (cf. la valise informatique de l’époque). Et pourtant les possibilités techniques se sont extraordinairement accrues entre temps. Là encore c’est la faiblesse de la pédagogie que de ne pas parvenir à tenir une ligne qui permette de comprendre comment mettre les moyens numériques au service de l’apprendre. Et pourtant les exemples ne manquent pas. Je découvre chaque matin avec plaisir dans l’expresso du Café Pédagogique, les rubriques disciplinaires. Je lis très régulièrement les messages de Jean Michel Le Baut sur twitter à propos de l’enseignement du français et des lettres. Et ce que l’on découvre le plus souvent, c’est d’abord des trésors pédagogiques qui « instrumentalisent » le numérique.
On parle pédagogie, mais n’oublions pas la dimension didactique (celle liée aux contenus enseignés), les deux ne s’opposent pas mais se complètent. C’est en entrant par la discipline, les contenus enseignés que tous les enseignants tentent de scénariser leur enseignement, ou pour le dire plus trivialement, pour préparer leur cours. C’est au service de ce qu’ils estiment pertinent de faire qu’ils choisissent les instruments et leur ordonnancement dans ce qu’on appelle un « dispositif pédagogique ». Du papier à l’écran, de l’oral à la lecture silencieuse, du tableau noir ou blanc à la feuille de papier, du travail individuel aux taches collaboratives, l’enseignant dispose d’un répertoire très large d’activités dans lesquelles il va puiser pour mener son enseignement. Dès lors qu’il trouve des éléments pertinents qui lui semblent devoir faciliter les apprentissages, il sera amené à les mettre en place. Attention faciliter ne signifie pas ici baisser le niveau, rendre plus facile, éviter les efforts, non faciliter c’est d’abord se concentrer sur ce qui est essentiel dans l’apprentissage en permettant à l’élève d’éliminer ce qui peut le distraire de l’objectif. Si à certains moments le numérique peut apporter cette facilitation alors il est pertinent de l’utiliser. Ainsi en est-il chaque fois que l’on veut accentuer la différenciation dans le groupe classe par exemple. A d’autres moments une présentation massive avec schéma, vidéo ou autre sera requise car elle permettra de marquer un point important de l’apprentissage.
Mais alors pourquoi le numérique est-il si peu reconnu dans les pratiques pédagogiques alors que le potentiel est important ? D’abord pour des raisons de contexte matériel (équipement adaptés), puis de contexte humain (compétences développée), puis de contexte didactique (pression du programme), puis de contexte pédagogique (pression du temps et de l’espace physique), puis de contexte philosophique (conceptions de ce qu’est apprendre de ce qu’est le développement humain). Tous ceux qui lisent ces chroniques depuis de longues années savent que nous ne sommes pas là pour vendre le numérique à l’école, mais pour promouvoir l’idée d’une éducation qui prenne en compte le fait numérique. Or dans ce domaine les pratiques pédagogiques profitent peu du potentiel fourni, malgré de nombreux exemples disponibles, mais souvent difficilement transférable. Notre leitmotiv, le numérique à portée de la main, doit permettre à chaque enseignant de se sentir à l’aise dès lors qu’il sollicite ces moyens et non pas d’être piégé par les lourdeurs et les risques du fonctionnement aléatoire encore trop fréquents….
Bruno Devauchelle
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