Fans de Buster Keaton et de Charlie Chaplin, amoureux de Jacques Tati et d’Aki Kaurismaki, vous rêvez de remèdes à la mélancolie en ces temps difficiles ? « La Fée » (sélection ‘Quinzaine des réalisateurs, Cannes 2011) constitue sans conteste une potion magique à déguster de toute urgence. Scénaristes, acteurs et réalisateurs, Dominique Abel, Fiona Gordon et Bruno Romy,- le trio franco-belge à l’origine de ce petit miracle de poésie burlesque-, poursuivent ici une complicité créatrice à l’œuvre dans leurs autres films aux titres programmatiques : « L’Iceberg (2005), « Rumba » (2008), sans oublier « Paris pieds nus » (2017), malgré l’absence de Bruno Romy !
En nous contant l’amour transgressif d’un veilleur de nuit lunatique et d’une fée aux pieds nus et au pouvoir intermittent, les trois auteurs nous entraînent dans une aventure foisonnante et gaguesque, tenant à la fois du conte à dormir debout, de la gestuelle du muet, de la chorégarphie dansée et chantée du ‘musical hollywoodien et des arts du cirque. Impossible de ne pas tomber sous le charme frondeur de ce spectacle d’une folle liberté.
Coup de foudre miraculeux
Bruit de pluie battante, cieux changeants. Aux bords d’un quai. Un long travelling latéral accompagne un cycliste trempé pédalant comme un fou même lorsque la chaîne de son vélo est sortie de ses gongs. Arrêt. Réparation. Redémarrage et fin de course à pied avec le vélo sous le bras. Notre homme mouillé et taciturne (Dominique Abel) est veilleur de nuit dans un petit hôtel du port du Havre. Après avoir refusé une chambre à un client britannique (Philippe Martz) et à son compagnon canin (‘we don’t accept dogs’), ce dernier revient avec un bagage à main ‘sauteur’ cachant l’animal interdit et passe sans problème l’examen d’entrée pour atteindre son gite par l’escalier, l’ascenseur étant en panne. Brisant le rituel quotidien (le veilleur regarde une comédie musicale –dont nous ne voyons pas l’image et entendons la bande-son- en mangeant son sandwich), l’entrée d’une jeune femme (Fiona Gordon) pieds nus, portant tee-shirt, sans valise, paraît d’abord le laisser de marbre. Ainsi devant ces affirmations inattendues : ‘Je suis Fiona. Je suis une fée. Vous avez droit à trois souhaits’. Imperturbable, l’employé demande si elle veut une chambre et constate sans sourciller que l’ascenseur fonctionne à nouveau. Comme un minuscule aperçu des pouvoirs dont dispose cette drôle de fées sans atours ni baguette magique.
Le coup de foudre entre ces deux-là n’est pas loin. Lorsque l’un s’étouffe avec son sandwich et se retrouve à terre dans de terribles convulsions et d’inquiétants hoquets, Fiona déploie une méthode imparable (et hilarante) pour le tirer d’affaire. Nous n’en dirons pas plus sur les modalités d’un massage par les pieds d’une fée debout sur le malade cloué au sol dans une immobilité contrainte et délicieuse.
Deux des trois souhaits exaucés (un scooter neuf, de l’essence gratuite à vie), Fiona disparaît et, surprise de l’amour, le cœur de Dom bat à toute allure. Sur son scooter, l’amoureux, devenu inventif et sans crainte, part à la recherche de l’aimée. Les rebondissements inouïs de ce coup de foudre insolite, -de séparations en retrouvailles répétées, d’une baignade nocturne associée à une chorégraphie sous-marine à un accouchement rêvé en plein air sur un toit, de fuites en cavales- , conduisent les amants intrépides à la rencontre de leurs frères humains, rétifs à l’ordre, amoureux de la musique et du chant, doux rêveurs ou clandestins placides.
Rencontres fabuleuses, merveilles de la vraie vie
Ainsi en la subversive compagnie des amoureux terribles nous faisons la connaissance du patron du bar de ‘L’Amour flou’ (Bruno Romy), doté d’une myopie à peine corrigée par d’imposantes lunettes l’obligeant à servir le nez collé aux verres de bière et à conduire le visage collé au pare-brise avant. Nous croisons aussi trois migrants venus d’Afrique, échoués sur la plage de galets du Havre, rassemblés autour d’un feu allumé à la hâte, observateurs silencieux des mœurs étranges des habitants de la ville : le couple de baigneurs plongeant tout nus dans la Manche de nuit, un touriste anglais au bord des larmes lorsqu’ils lui ramènent son petit chien perdu (expulsé par un tuyau d’égout sur la plage), le conducteur généreux qui leur propose un transport dans le coffre de sa vieille bagnole jaune (une cache dans laquelle ils rentrent aisément et dont ils sortent avec autant de facilité).
Nous retrouvons aussi des habitués (en tenues de supporters sportifs) du bar ‘L’Amour flou’. Parmi eux, Dom et Fiona et leur bébé hurlant (car ils sont maintenant parents d’un petit Jimmy), lors d’une courte pause entre deux courses-poursuites (quelques policiers maladroits et sans jugeote sont régulièrement à leurs trousse). Fendant le silence des adultes, venant à bout des cris de l’enfant qui s’endort, une jeune femme brune se met à chanter a capella une chanson réaliste à la Piaf célébrant de sa voix chaude et intense ‘le pays des beaux amours partagés’. Un moment de grâce offert par la musique, dans ce lieu accueillant aux fugitifs pourchassés par la police. Au-delà de ce café plein de chaleur, c’est toute la fiction, son foisonnement intempestif, son délire inventif, qui s’offre à nous comme le refuge idéal des rebelles de tous poils et des amoureux de la solidarité et de la liberté.
Poésie burlesque et fable libertaire
Gags visuels et mouvements corporels issus du cinéma muet, en particulier des maîtres et acteurs impayables du rire, Buster Keaton ou Charlie Chaplin. Détournements d’objets, concours d’accoutrements (Dom grimé en Oncle Jeff pour tromper l’hôtesse d’accueil de l’asile où est hospitalisée Fiona, les deux sous la mer en danseurs seulement vêtus de couronnes d’algues cachant leur sexe, la chanteuse réaliste en tenue de foot…) et mimiques sans paroles, autant d’éléments appartenant au monde du cirque et à l’art du clown. Folles cavalcades, courses-poursuites à perdre haleine font déborder la fiction emballée vers les registres du thriller et de l’humour noir. Avec des bouffées de fantastique irrésistiblement drôles : l’homme d’âge mur plutôt corpulent ‘volant’ avec des battements de bras mal assurés, de la tour (lieu d’hospitalisation de Fiona) au toit de l’hôtel où travaille le veilleur. Fiona vient d’exaucer un de ses vœux (‘voler’) de façon incomplète, l’autre vœu (être jeune’) n’ayant pas été satisfait d’où cette pesanteur de vol qui oblige in extremis Dom à dévaler l’escalier avant que l’individu volant ne se pose en bas.
En fait, le trio d’auteurs (et comédiens) s’autorise l’exploration vagabonde de tous les registres cinématographiques (et artistiques) propres à engendrer le comique et à décoller du réel. Leurs héros, dans leur naïveté et leur innocence, sont capables de soulever des montagnes, de subvertir l’ordre et d’anéantir la vraisemblance. Au point de tomber lentement le long d’une falaise en contemplant ébahis leur chute jusqu’à sa conclusion par un plongeon (sans conséquence tragique) dans la mer. A ce titre, nous assistons éberlués à la course folle des parents à bord du scooter tentant de mettre la main sur leur bébé oublié dans son couffin sur le capot de la voiture jaune roulant à vive allure.
En réalité, comme dans une comédie burlesque de Jacques Tati ou une tragédie ‘pince-sans-rire’ d’Aki Kaurismaki, les personnages de « La Fée », bancals et rêveurs, désarmants et dérangeants, paraissent bénis des dieux et protégés du malheur par leur idéalisme forcené, leur innocence indomptable et leur fantaisie. Sans doute ce caractère bien trempé, irréductible au conformisme et au formatage social, explique-t-il l’atmosphère musicale, le mélange subtil de standards du swing, du jazz, de réminiscences des comédies musicales américaines, de chansons réalistes et autres ‘Bongo rock’. Des airs associés au ressac des vagues, au bruit du vent et aux cris des mouettes en une bande-son riche et poétique, comme le rêve joyeux de partage et de liberté reliant ici les protagonistes, des amants réguliers aux passagers clandestins.
Samra Bonvoisin
« La Fée », film de Dominique Abel, Fiona Gordon et Bruno Romy-Quinzaine des réalisateurs Cannes 2011. En replay sur france.tv, France 5 jusqu’au 14 juillet 2020