« Comment des milliers de profs n’ont pas assuré leur propre cours pendant le confinement ». France 2 a pris sa part dans ce qui devient une vraie campagne médiatique contre les enseignants. Bien sûr elle arrive au moment où le gouvernement va « alléger » le protocole sanitaire pour faire taire les enseignants. Mais elle clôt aussi d’une certaine façon l’épisode exceptionnel qu’a connu l’école, jetée sans aucune préparation dans l’enseignement à distance. Pendant deux mois, l’École a été lancée dans l’enseignement à distance dans une impréparation totale. Elle va en sortir éclatée, émiettée comme jamais. C’est cet épisode que vient clore la campagne contre les enseignants. Ils vont porter le chapeau.
Une véritable campagne
Lancé par les médias les plus populistes comme RMC, LCI ou BFM, le mythe des milliers « d’enseignants décrocheurs » a glissé vers des médias plus inattendus. C’est Pujadas sur LCI qui parle d’un enseignant sur deux qui n’est pas retourné en classe » alors que « les raisons de santé sont loin d’expliquer ce chiffre ». « La moitié d’entre eux, encore aujourd’hui, n’a pas repris le chemin de l’école et dont une part non négligeable serait à ranger dans la catégorie des tire-au-flanc » affirme L’Opinion. « Un ministre en première ligne dit en privé « si les salariés de la grande distribution avaient été aussi courageux que l’éducation nationale, les Français n’auraient rien eu à manger », dit D. Seux sur France Inter. « Il n’y a pas eu un enthousiasme débordant des enseignants. Je ne crois pas qu’on les applaudira tous à la fin du mois », écrit R Cohen dans Les Échos. Enfin le dernier clou est frappé par France 2 et ses « milliers de profs (qui) n’ont pas assuré leur propre cours pendant le confinement ». Quand tant de médias chantent le même air on peut dire qu’il y a campagne.
Pourquoi tous les profs ne sont pas rentrés ?
On ne va pas redire les vraies raisons du retour partiel en présentiel. Le protocole sanitaire par la règle du mètre de distance entre les élèves conduit à limiter fortement les capacités d’accueil. Le ministre n’en parle plus, ce qui est significatif, mais il y a aussi les contraintes de nettoyage. Si l’on doit nettoyer chaque salle de classe deux fois par jour il faut 4 salles pour un classe de collégiens et parfois 6 au lycée. Forcément ça divise la capacité d’accueil dans une grande mesure. Et ça ne peut pas changer sans modification du protocole.
JM Blanquer lui-même estime le 10 juin sur RTL que seulement la moitié des écoliers sont rentrés (et par roulement donc pas tous en même temps) , environ 30% des collégiens (avec la même restriction) et beaucoup moins de lycéens. Il en déduit « qu’on proportionne le nombre de professeurs (en présentiel) au nombre d’élèves ». Si la moitié des professeurs sont revenus en présentiel c’est largement suffisant pour le nombre d’élèves admis dans les locaux. Les autres ne sont pas en « vacances », pour reprendre un mot de JM Blanquer, mais en enseignement à distance. Beaucoup d’enseignants, une majorité même dans le premier degré, cumulent d’ailleurs les deux, alors qu’ils ne sont pas obligés de le faire. Mais c’est difficile d’oublier la moitié de ses élèves quand on est prof.
Une campagne alimentée par JM Blanquer
Cette campagne médiatique peut s’appuyer sur les propos de JM Blanquer. Dès le 28 mai, le ministre a menti aux Français en disant que « toutes les familles qui le souhaitent doivent pouvoir scolariser leur enfant au moins une partie de la semaine » alors qu’il savait très bien que c’était impossible du fait d’un protocole qu’en même temps il affirmait vouloirs garder strictement.
Deux semaines plus tard, le double langage continue. Sur RTL le 10 juin, quand le journaliste lui dit que les professeurs reviennent sur la base du volontariat et lui demande s’il compte passer à l’obligation, JM Blanquer ne dément pas mais au contraire dit que « oui ça faisait partie des étapes du déconfinement ». Bien évidemment, depuis le 11 mai les enseignants doivent revenir dans leur école ou établissement ou sont affectés en enseignement à distance ou encore ont une autorisation d’absence pour raison médicale ou familiale dans le cadre des textes officiels en vigueur. Le ministre refuse de donner un chiffre mais promet des sanctions aux professeurs qui ne font pas leur travail.
Peut-on savoir combien de profs n’ont pas travaillé ?
Alors combien de professeurs ont vraiment décroché ? L’entourage du ministre n’a jamais dit qu’il y a 5 ou 6% de professeurs décrocheurs mais l’Éducation nationale estime que dans les 5 à 6% « il y a aussi des professeurs qui ne travaillent pas pour motif de santé ou raison personnelle ». Ce qui change pas mal les choses. Sur RTL le 10 juin, le ministre dit enquêter pour savoir combien d’enseignants « ne font pas leur travail » et annonce que les chefs d’établissement « savent à quoi s’en tenir » et que les chiffres vont remonter.
Du coup il pose la question intéressante du travail enseignant. En temps normal il est facile de quantifier le temps de présence devant les élèves des enseignants et le nombre de notes inscrites dans le livret trimestriel. On sait que ce n’est qu’une partie (en fait moins de la moitié dans le 2d degré) du travail enseignant. Tout le reste (préparations, corrections, programmations, information etc.) échappe à la quantification autre que déclarative. On sait aussi si le programme est terminé ou pas.
En temps ordinaire, on a du mal à savoir parmi ses collègues ceux qui travaillent ou pas. On a encore plus de mal à savoir si ce travail est efficace et à l’évaluer. Mais avec la crise sanitaire, tous les repères ont sauté. Il y a eu deux mois sans classe. Plus de notes à la demande du ministre. Quant au programme, presque partout il a été clair qu’il ne serait pas terminé.
Certes certains enseignants ont multiplié les sessions de classe virtuelle, tenté des modes d’évaluation et de cours innovants, inventé mille et une nouvelle façons de faire cours. Et on leur tire notre chapeau. D’autres se sont limités à inscrire des devoirs à faire dans Pronote. Ont corrigé ou pas, par mail ou pas. Apparemment ceux ci sont ceux à qui on va reprocher de n’avoir pas fait leur travail de « continuité pédagogique ».
Mais c’était quoi travailler ?
Parce que derrière cette exigence du travail enseignant durant la période de fermeture il y a ce gros mensonge de la « continuité pédagogique ». De continuité il n’y eut point. La vérité c’est que rien n’a été anticipé avant la fermeture des écoles. Même la dernière semaine de classe de mars , alors qu’il était certain que l’École allait fermer, le ministre affirmait que la fermeture était exclue. C’est à ce moment qu’il aurait fallu envoyer des consignes de préparation de la fermeture : prendre connaissance des outils numériques, les faire manipuler par les élèves et les professeurs (comme le Café pédagogique l’écrivait avant le 12 mars).
La vérité c’est que les enseignants se sont retrouvés sans préparation, sans formation, sans consignes pédagogiques, sans outils fonctionnels, avec des élèves pas plus préparés. Avec tout ça ils ont du tous seuls ressusciter une école qui avait disparu.
Et ils se sont débrouillés, toujours avec l’aide des élèves, puis des parents, pour assurer un lien éducatif et certainement pas une « continuité éducative ». Certains ont bien réussi parce qu’ils sont mieux préparés ou plus talentueux ou encore parce qu’ils ont des élèves mieux préparés. D’autres ont fait moins bien et certains se sont plantés.
Tous ont travaillé avec leurs outils personnels, l’institution n’ayant rien prévu là aussi (et elle ne prévoit d’ailleurs toujours rien). Certains n’ont pas d’outils numériques personnels d’ailleurs. Au bout de plusieurs semaines, le ministère s’est réveillé et a produit des circulaires et des fiches repères dont il n’est pas certain qu’elles aient été utiles et utilisées.
Jeter la pierre aux enseignants sur leur travail c’est entériner un mythe, celui de la continuité pédagogique et du « tout est prêt » ministériel. Un vrai mythe politique imaginé dès le 12 mars quand le ministre s’est trouvé contredit par les faits. Et perpétué depuis dans différentes formes, la dernière étant le 2S2C « voulu depuis toujours » par JM Blanquer alors qu’il s’agit de refiler des élèves aux autres parce que l’institution scolaire est incapable de les accueillir.
Ne plus dire que le roi était nu
Des « profs décrocheurs » il y en a peut-être eu. Mais on ne saura jamais combien parce qu’on ne pourra jamais évaluer réellement le travail fait durant ces deux mois de fermeture. Et on ne pourra pas reprocher un manque de travail quand soi même comme employeur on n’a rien été capable de faire durant deux mois (comme par exemple fournir des outils de travail).
La campagne médiatique qui s’acharne sur les enseignants en ce moment vise probablement à faciliter la levée du protocole sanitaire dans les écoles pour relancer l’économie. Notamment il s’agit de lever les règles de distanciation et de nettoyage qui sont pourtant vitales.
Mais elle sert aussi une carrière politique. Il faut faire oublier l’impréparation, le moment de bascule où l’École a continué sans le ministre par une renaissance spontanée et foisonneuse sur le terrain. Deux mois où le roi était nu. Impardonnable.
François Jarraud