Comment passer à l’hybridation de l’enseignement qui se dessine pour septembre ? Faut-il équiper tous les élèves d’un ordinateur ? Que sait-on de l’efficacité d’une telle mesure ? Quel en serait le cout écologique ? Un tel équipement suffirait-il pour maintenir la mission d’enseignement ?
Les collectivités locales le savent : la rentrée de septembre va être délicate si… Mais le nombre de conditions à prendre en compte est important et il est difficile de prendre des décisions, d’autant plus que d’une part les travaux de recherche montrent en permanence leur fragilité (sur quoi s’appuyer pour décider) et d’autre part les comportements humains sont parfois imprévisibles voire ingérables (comment éviter des poussées de fièvre sociale). Et pourtant il faut faire avec. Une proposition de loi « tendant au prêt gratuit à tout élève du primaire et du secondaire d’un ordinateur scolaire domestique, » a été déposée le 26 mai 2020. On le comprend aisément : la fracture numérique constatée a rendu difficile l’accompagnement des élèves pendant le confinement. Cela se trouve, semble-t-il, confirmé par la Commission des Affaires culturelles et de l’Éducation de l’Assemblée Nationale. Dans la synthèse de la commission rédigée par le député Studer, on peut lire ce passage : « La continuité pédagogique s’est tout d’abord heurtée aux insuffisances d’équipement informatique et de connexion des élèves voire, pour certaines familles, à une indéniable fracture numérique qui dépasse les seuls problèmes matériels ». Il s’agit bien sûr d’un des scénarios prospectifs qui est traduit par cette proposition d’équipement : et si la contamination durait et qu’il fallait transformer le rythme quotidien de la scolarité, quelle serait la place à donner au numérique ? On peut traduire cette proposition en considérant que l’utilisation du numérique devrait devenir l’ordinaire de l’enseignement.
A voir comment se passe la reprise dans les écoles primaires en premier lieu, on remarque que l’idée 50/50 est en train de prendre corps et s’imposer, même si elle pose de nombreux problèmes aux parents. Ainsi un élève vient dans l’établissement deux jours sur quatre, les deux autres jours sont consacrés au travail complémentaire en autonomie pouvant s’effectuer à la maison. L’aide de supports ne nécessiterait pas forcément de numérique, mais peut aussi s’appuyer dessus. Selon les contextes géographiques ces aménagements du temps semblent jouables en journées entières consécutives ou non ou en demi-journées (mais cela pose des problèmes de transport qui reviennent bien sûr à la collectivité surtout en milieu rural). Par contre cette option rend la nécessité d’un lien Internet moins important qu’un bon réseau interne à l’établissement si l’on veut que l’élève emporte son travail à la maison sous forme numérique ou une bonne photocopieuse si on opte pour le non numérique. Ainsi on supprimerait ou au moins réduirait, ce qui a séduit mais qui fait peur à beaucoup, l’approche par la visioconférence. Bien sûr ces réflexions s’entendent avec le maintien de consignes sanitaires limitantes qui n’évolueraient pas.
La condition d’une généralisation de l’alternance établissement/domicile suppose en premier lieu que les jeunes apprennent à apprendre ainsi. Formatés qu’ils sont par l’école en présence, ils ont du mal à comprendre qu’on puisse faire la même chose sans l’enseignant, ou du moins sans sa « pression » (les notes le plus souvent). Cela se confirme même dans les lycées, voir dans le supérieur. Revenons alors aux fameux devoirs à la maison qu’ils soient inscrits dans ce qui se fait traditionnellement ou dans celui de la classe inversée. Tout d’abord on notera que nombre d’exemples de classe inversée ne sont qu’un habile rhabillage du travail à la maison traditionnel type exercices (rendu plus sympathique) et parfois peu de changement dans le travail en classe (face aux réajustements nécessaires). La question qui est posée, depuis longtemps, c’est ce que provoque comme inégalités le travail à la maison, quel qu’il soit (nous l’avons évoqué dans un livre : Inverser la classe ESF 2019). La mise en place systématique de l’enseignement à distance avec le numérique a rapidement montré qu’il était au moins autant inégalitaire que l’école traditionnelle (PISA). Mais cette inégalité est d’abord celle d’une incompétence d’autoformation, accompagnée ou non par les adultes du foyer, eux-mêmes en difficulté vis à vis de cette charge. Elle est bien sûr aussi celle d’une inégalité d’accès à des supports complémentaires, jadis c’était le livre, désormais c’est Internet. Mais pour le moins, tout scénario de rentrée de septembre doit s’appuyer sur l’ensemble de ces éléments, dont la plus importante sera la formation des élèves et de leurs proches à ce travail à domicile, accompagné par une formation des enseignants aux nouvelles scénarisations pédagogiques nécessaires dans un tel contexte.
Faut-il alors équiper les élèves et leur famille. François Hollande l’avait souhaité en 2015, stoppé net par son successeur en 2017. Certaines collectivités l’ont fait, parfois depuis longtemps (2001 – 2004 pour le département des Landes). Quels enseignements en tire-t-on ? Une étude, commandée par ce département, pas encore rendue publique, montre qu’un effet social important est lié à ces dotations. Par contre cette même étude montre le peu de bénéfice en termes de pratiques pédagogiques différentes, même si l’enquête montre une progression d’utilisation de l’ordinateur en classe par les élèves de près de 10% en dix années (date de la dernière évaluation) à moduler selon les disciplines. Par contre l’attachement des familles à cette dotation est très fort, de même que pour les enseignants et les élèves qui ne concevraient pas un retour en arrière. Ce que cela révèle, c’est que le numérique et ses différents prolongements ne transforment pas le système scolaire, la forme scolaire. Même si les élèves sortant de troisième semblent beaucoup plus à l’aise dans la manipulation de l’informatique (selon des propos d’inspecteurs disciplinaires), c’est d’abord dans la dimension sociale que se jouent les vraies évolutions. Avoir à disposition un ordinateur portable constamment disponible et dans la durée permet d’amplifier l’intégration sociale de tous et une réduction de ces fractures si bien montrée par les travaux de Pascal Plantard.
Et pourtant il y a une question majeure qui limiterait de telles dotations ! Depuis 1980, on s’aperçoit que la dynamique de diffusion de l’informatique dans la société a imposé un mécanisme de renouvellement (on appelle ça aussi l’obsolescence programmée) tous les trois ou cinq ans des matériels et logiciels. Il est temps que cela s’arrête ! il faut que cela s’arrête ! La prise de conscience actuelle des conséquences de nos comportements humains sur notre environnement doit amener à contraindre les industriels à changer leur modèle de développement fondé sur le renouvellement rapide des appareils (6 mois parfois). A quand des matériels durables, fiables, réparables et ne souffrant pas progressivement d’une lenteur grandissante au fur et à mesure des mises à jour… ? Un matériel acquis en 2012 se voit en 2020 réduit dans la plupart de ses usages. Oui, l’informatique et le numérique ont apporté des changements significatifs dans notre monde depuis quarante années, et constituent désormais un « fait social total » (Marcel Mauss). Oui ces transformations nous ont transformés : nous ne voyons plus le monde de la même manière : l’espace-temps de l’information, de la communication et des savoirs s’est considérablement transformé, mais surtout plus rapidement, car il était déjà en transformation depuis vingt siècles.
Il ne suffit pas d’équiper. Il faut penser globalement. Cela signifie, comme le signale la Commission de l’assemblée de ne pas se limiter à des équipements. Pour cela les scénarios doivent être multiples, avec ou sans numérique, mais surtout à la recherche d’un équilibre social, humain et aussi économique. Equiper en ordinateurs portables ne peut se concevoir sans une réflexion « durable » aussi bien sur le plan des infrastructures que sur celui de la pédagogie et plus généralement de la forme scolaire. Les prochains mois sont décisifs… Certes de nombreuses incertitudes demeurent dont la plus grande est celle de la maîtrise de la contagion du virus. Mais à l’aune de ce que l’on vient de vivre et en respectant ce que l’on peut imaginer dans l’avenir comme dangers potentiels, on peut tenter de repenser ce système scolaire et ses contraintes d’un autre siècle et surtout d’un autre contexte qui peut-être ne reviendra jamais vraiment Peut-être alors faudrait-t-il changer de « logiciel » en particulier le « logiciel maître », celui du ministère. D’ici là les collectivités territoriales ont de quoi s’inquiéter…
Bruno Devauchelle