Au centre des questions qu’a posé le confinement mais que pose la suite, celle des parents est centrale. Toujours tenus à bonne distance de l’école ils ont d’un seul coup été mis en face des exigences de celle-ci (plus ou moins), principalement à partir de moyens numériques et surtout sans y être préparés, tout comme leurs enfants. Car le monde scolaire a semble-t-il su mettre cette distance (fondatrice de l’école de Condorcet) qui fait que même depuis le cahier de texte numérique, l’espace scolaire reste une boite noire pour beaucoup de parents, en particulier ceux dont les enfants sont en difficulté scolaire. En ajoutant à cela le numérique, cerise sur le gâteau, les parents ont découvert que ni les enseignants, ni les élèves ne maîtrisaient réellement les technologies de l’information et de la communication. Alors il a fallu faire avec les moyens éducatifs du bord.
Inégalités sociales
Après 10 semaines sans venir dans l’établissement scolaire pour la plupart des élèves, la situation intra familiale n’est toujours pas simple. La plupart des familles ont été confrontées d’une part aux médias et au numérique « intensif », d’autre part au rôle d’aide à l’apprentissage de leurs enfants. Mais surtout elles ont dû gérer, parfois dans des espaces très inconfortables, une vie quotidienne marquée par des tensions, des oppositions, mais surtout le besoin de dépense d’énergie des enfants. Soyons aussi lucide sur les différences extrêmes qui sont celles de familles au confort de vie très varié. C’est au cœur de ces situations que se trouvent d’abord les questions éducatives. Les écrans ont bien sûr été des auxiliaires précieux, mais pour quoi faire ? C’est à partir de ce prisme d’analyse qu’on peut commencer à mettre en lien le potentiel éducatif familial et les moyens (entre autres numériques) pour y parvenir. C’était déjà le cas avec la lecture papier, des enfants ne voyant que très peu d’écrits de lecteurs avant l’âge de trois ans.
Les différences de conditions de vie sont un piège pour les analystes et les commentateurs. Chacun commence d’abord par voir avec « ses yeux », c’est à dire à partir de son propre contexte de vie. Ensuite, si l’on veut prendre du recul, on peut essayer de lire les enquêtes et autres travaux sérieux qui, de manière méthodique, essaient de dresser un portrait global de la population. Or les études quantitatives rendent quasiment invisibles certaines catégories de la population surtout lorsque qu’elles sont à la marge de la société. Les études spécifiques sur l’intra familial se heurtent de toutes manières à la difficulté que l’on a à entrer dans l’espace de vie quotidienne. Les travailleurs sociaux sont au premier rang de ceux qui ont la possibilité de témoigner car ils sont au contact des enfants, des familles, des systèmes de garde, du suivi des difficultés. Pendant cette période de confinement, ils ont été dans l’impossibilité d’assurer une partie de leurs missions en particulier dans les lieux de vie. Ainsi il a été très difficile de comprendre ces espaces familiaux contraints et difficiles, ou en tout cas de les connaître dans leur quotidien.
Dans le même temps la presse et les médias s’appuient le plus souvent sur des témoignages centrés sur des familles ou des personnes, aux situations parfois si particulières, dont l’amplification est telle qu’ils suscitent adhésion ou rejet. Ainsi une famille de grande ville vivant dans un grand appartement montrant quatre enfants, chacun sur son appareil numérique et l’un des parents en télétravail ne sont-ils pas plus représentatifs qu’une famille monoparentale au chômage confinée dans un petit appartement de deux pièces regroupant la mère et trois enfants, une poste de télévision et des smartphones. L’ensemble des facteurs qui influent sur la vie quotidienne ont des effets variables selon les foyers. Aussi parler de rupture, de fracture, de décrochage doit être envisagé avec prudence.
Les études et enquêtes quantitatives (CREDOC-ARCEP en particulier) montrent des distinctions sociales assez nettes entre les groupes sociaux. Que ce soit par âge, par métier, par revenu, les différences sont importantes. La mission d’information “sur la lutte contre l’illectronisme et pour l’inclusion numérique” mise en place au Sénat en ce mois de mai est bien sûr confrontée à cette difficulté surtout après avoir entendu le chiffre de 13 millions d’illettrés numériques. Encore faut-il bien sûr en préciser les contours. Il faut, ici, s’en tenir aux familles confrontées au problème de l’enseignement en période confinée. Il faut élargir le problème du numérique au problème éducatif car la possibilité d’écrans est liée à ces choix et non pas aux seuls écrans comme certains le laissent parfois penser.
Le métier de parent s’apprend
Il faut aussi avoir conscience que le métier de parent évolue au cours du temps. D’une part les enfants grandissent, d’autres part les adultes évoluent personnellement et professionnellement. Le métier de parent s’exerce dans un contexte dont ils sont partie pleinement prenante. Ainsi les choix d’équipements au sein du foyer sont dictés aussi bien par les revenus que par les besoins affectifs, cognitifs, sociaux… La télévision familiale avait fait l’objet de nombreux questionnements dans les années 1960 – 1980, et surtout de critiques dont on sait qu’elles n’étaient pas aussi fondées que certains voulaient le faire croire. Désormais, il y a deux objets symboliques forts qui s’ajoutent : le smartphone et l’ordinateur (portable le plus souvent). Le smartphone et parfois simplement le téléphone portable sont devenus des objets essentiels au sein de la famille, les parents équipant leurs enfants de plus en plus tôt (dès le CM1-CM2 dans de nombreux cas). Outil de lien intra-familial, directement utilisable sans apprentissage avancé, le smartphone est un objet numérique essentiel. L’ordinateur portable quant à lui fait suite à une histoire plus longue de l’équipement familial en matière d’informatique. Objet d’abord lié à l’insertion professionnelle il est devenu un objet ordinaire d’autant plus qu’Internet lui a donné un statut élargi surtout comme écran de complément à la télévision. Dans les familles les moins fortunées, le smartphone a pris le pas et l’ordinateur portable a parfois été abandonné pour des raisons aussi bien techniques (difficulté d’usage) que financières (le smartphone s’achète dans l’abonnement et le coût semble moins douloureux) et imaginaires (l’image social et utilitaire du smartphone est devenue essentielle).
On trouve en ligne des guides et des analyses sur cette difficulté des familles et les moyens de les dépasser. Chacun apporte ses propositions, en France comme au Québec. La situation vécue par les enfants dans cette période leur renvoie un questionnement sur l’école d’une part mais surtout sur leurs parents, les adultes qui les entourent. Les parents ne sont pas des enseignants, les enseignants sont parfois aussi des parents. Aussi la situation d’apprentissage scolaire à la maison est-elle profondément inégalitaire dans la mesure où les compétences des parents le sont, ainsi que leurs contextes de vie. La forme scolaire met en avant l’idée que l’école va corriger les défauts de la société. Le modèle en présence, parce qu’il sépare l’enfant de sa famille est considéré comme égalisant (certains revendiquent même l’uniforme). Dès qu’il y a rupture de cette présence, apparaissent de manière plus criante les défauts de la société et les défauts de l’école. En matière de numérique éducatif c’est flagrant. Mais alors pourquoi ne pas avoir réussi à mettre les parents dans la boucle ? Peut-être parce que ceux qui en décident (ainsi que ceux qui y travaillent) sont ceux pour lesquels le système scolaire pose le moins de problème pour leurs enfants.
Le métier de parent s’apprend. Dans une société très individualiste et avec des familles dont la taille diminue, la parentalité ne va plus de soi. Nombre de travaux s’en font l’écho. Pour ce qui est des familles en difficulté et leurs enfants, on s’étonne du peu d’écho des travaux menés par des chercheurs comme Dominique Glasman. On s’étonne que la notion de « métier de parent », nommée ainsi par André Berge dès 1953, n’ait pas eu l’écho réellement attendu mais fasse simplement un passage régulier dans la sphère médiatique sans que vraiment on s’en empare. Avec le développement des technologies de l’information et de la communication, le métier de parent est entré dans une nouvelle phase. Non pas vis à vis de l’école, le consumérisme scolaire est passé par là, mais vis à vis de l’éducation des enfants d’une part et vis à vis de l’image sociale d’autre part. Mais il ne suffit pas de posséder les matériels et les logiciels, il faut encore savoir ce que l’on veut et peut en faire. Et là l’école est rarement au rendez-vous pour les parents. Alors qui ?
Arrêtons de nous méfier des familles
La période que nous venons de passer doit être un signal d’alerte. Arrêtons de nous méfier des familles. Arrêtons de les déclarer inapte à l’éducation et à l’instruction. L’origine de cette inaptitude est ancrée dans les représentations comme devant être combattue. Quand nous entendons le ministre au sujet de sa volonté, non traduite par les chiffres réels, de faire revenir les enfants en difficulté à l’école, on peut croire que l’école est la seule à pouvoir combattre les inégalités. Outre qu’elle ne sait pas le faire, en négligeant depuis longtemps les familles l’école a tenté de renforcer sa mainmise sur les apprentissages dans les familles en proposant le CNED et autres dispositifs qu’il a fallu vite compenser car ils sont aussi peu efficaces que l’école elle-même dans ce cas. Ce sont les enseignants, avec l’aide des personnels de direction, les familles et les élèves qui ont compensé cette vision désormais dépassée.
Car la période qui s’ouvre maintenant ne doit pas être l’occasion de se focaliser sur le numérique, mais bien sur la relation famille-école. En travaillant cette question de manière empirique puis plus scientifique ensuite au cours de près de quarante années à travailler dans et autour de l’enseignement, j’ai pu mesurer ce désert institutionnel. On me répondra qu’on en a parlé, oui mais on n’a rien fait comme en témoignent tous les textes sur la place des familles dans et en lien avec le système scolaire. Ces textes sont tous une série de bonnes intentions mais qui sont conditionnées par une forme scolaire (et ce n’est pas que de l’architecture) qui ne sait pas faire autrement. Le confinement et le numérique ont ouvert une boite noire, les collectivités territoriales sollicitées en direct par les familles elles-mêmes sont aujourd’hui au front alors que l’éducation nationale continue de rester dans sa tour d’ivoire… pour combien de temps encore ?
Bruno Devauchelle
« La maison n’est pas l’école« , guide pour les familles déconnectées avec le soutien du Développement Social Urbain et du Réseau d’éducation prioritaire
L’école branchée au Québec : « Coéduquer à l’ère du numérique »