A quoi tient l’identité d’un individu ? La personnalité d’un homme se réduit-elle à sa moustache ? En portant à l’écran son propre roman [paru en 1986],-avec la complicité du scénariste Jérôme Beaujour-, l’écrivain Emmanuel Carrère se lance dans l’aventure en connaissance de cause. Comment filmer la perdition d’un personnage qui, après s’être rasé la moustache, évolue dans un milieu aveugle à ce changement et se retrouve sur un territoire inconnu (Hong-Kong en l’occurrence), comme étranger à lui-même. La caméra d’Emmanuel Carrère capte la réalité qui s’éloigne de plus en plus, du point de vue de son héros hagard et tourmenté. « La Moustache » [‘Quinzaine des réalisateurs, 2005] nous plonge ainsi dans les eaux profondes de la psyché d’un homme à la dérive, au bord de la folie. Et la fiction troublante, au fil de cette étrange traversée des apparences, à la limite du fantastique, nous laisse face à l’énigme irrésolue.
Moustache rasée, regards aveugles
Premiers plans d’eaux sombres, mouvantes, aux reflets métalliques, accompagnées d’un bruit de clapotis, sur lequel s’élèvent quelques notes d’une musique symphonique de tonalité dramatique. Sans transition, un plan de l’eau claire remplissant la baignoire dans laquelle est plongé Marc (Vincent Lindon), lequel lance à l’adresse de sa femme Agnès (Emmanuelle Devos) : ‘Qu’est-ce que tu dirais si je me rasais la moustache ?’. Tandis que cette dernière répond désinvolte qu’elle ne sait pas et qu’elle l’aime avec, nous retrouvons Marc en une succession de gros plans très découpés coupant au ciseau ladite moustache puis la rasant complètement. Sortie de bain, habillage en prévision d’un dîner chez un couple d’amis. Lui ménage l’effet de surprise en se plaçant derrière elle pour l’enlacer sans qu’elle voie le visage de son mari. Départ en voiture. Elle ne remarque rien. Arrivée chez le couple puis repas en face à face. Aucun des convives ne fait allusion à l’absence moustache.
Des signes de détresse apparaissent dans le regard d’un homme confronté à l’aveuglement de ses semblables. Première crise dans le couple lorsque Marc formule son angoisse à ce sujet devant une épouse qui assure qu’il n’a jamais eu de moustache et va même jusqu’à téléphoner en pleine nuit à leurs hôtes de la soirée pour les entendre confirmer le fait. Les collègues de travail ne remarquent rien non plus à l’arrivée de Marc le lendemain matin.
Faux refuge, fuite éperdue, terre inconnue
Insidieusement, par paliers progressifs, les repères habituels de Marc s’effritent et le monde devient de plus en plus opaque. Insomnies, nuits agitées, nous le voyons allongé ou recroquevillé dans son lit comme un enfant, décidant de ne plus aller travailler, sourd aux appels répétés d’un co-équipier de l’agence débordée. Il fait décommander par Agnès un déjeuner programmé chez ses ‘parents’. En téléphonant à la mère, Agnès, atterrée, signale à Marc que son père est mort depuis un an.
Intérieur jour. Roulé en boule dans les draps blancs, seul, les yeux clos. En plan serré, la caméra effectue un zoom arrière puis se met à tanguer avant de faire un tour complet et tandis que monte un bruit de lessiveuse. Comme si le corps de Marc se retrouvait dans le tambour d’une machine à laver au moment de l’essorage. Entendues derrière la porte de la chambre, les voix d’Agnès et celle d’un inconnu, probablement psychiatre envisageant un éventuel internement. Il est temps pour Marc de prendre ses jambes à son cou, de rassembler quelques affaires et de quitter les lieux, ses chaussures à la main.
En deux temps, trois mouvements, sous la pluie battante et avec un chauffeur de taxi ronchon dérouté par les changements de destination, voici notre fuyard à bord d’un avion pour Hong-Kong. Regard absent, visage impassible, il nous apparaît bientôt errant anonyme dans les rues au milieu des passants hongkongais, puis passant sa première nuit dans un grand hôtel sans âme. D’où il regarde la baie surplombée des gratte-ciels du centre financier et leurs lumières dans la nuit. Au dos d’une carte postale reproduisant le spectacle vu de sa fenêtre, il écrit quelques mots à Agnès.
Assis sur le banc en bois d’un ferry [reliant la capitale aux petites îles voisines faisant partie du territoire], il s’est assoupi. Des collégiennes rieuses en uniforme marin se moquent de l’étranger endormi. Le temps file à grande vitesse et les eaux sombres de la Mer de Chine brillante au crépuscule accompagnent les déplacements sans boussole de Marc. La nuit tombe, devant l’embarcadère, le service de liaison par ferry vient de fermer et notre aventurier sans but négocie dans un anglais approximatif son embarquement nocturne à bord d’un petit bateau. Arrivée dans un village du bout du monde, installation dans une chambre. Il pose sa veste en velours vert, (offerte par Agnès à un moment de grand désarroi à Paris) enlève ses chaussures et s’allonge à même le couvre-lit. Fin de partie ?
Ces plans en tout cas font écho à la séquence finale de « Profession : reporter » de Michelangelo Antonioni [1975], lorsque le héros, incarné par Jack Nicholson, (qui a pris la place et l’identité d’un autre), allongé sur un lit dans une chambre d’hôtel, laisse partir la femme qu’il aime, attendre les tueurs et sa mort certaine.
Au terme d’un voyage intérieur en territoire étranger, le héros d’Emmanuel Carrère n’est guère doté de la lucidité exceptionnelle de l’usurpateur d’identité inventé par Michelangelo Antonioni. Marc en effet n’est pas au bout du chemin lorsque nous le laissons seul dans la petite chambre d’un coin perdu. D’autres surprises (dont nous ne dirons rien) l’attendent. Des surprises qui rebattent encore les cartes et franchissent les frontières entre le réel et l’imaginaire.
Mise en scène polyphonique
Pour nous faire adhérer à cette déroutante aventure, le cinéaste adopte des partis-pris de mise en scène accentuant notre trouble et brouillant les pistes. Crise d’identité ? Inadaptation au monde tel qu’il est ? Vacillement d’une relation amoureuse usée par le temps ? Poussée de folie paranoïaque ? La fiction habile ne tranche pas mais se tient sur le fil –du burlesque au tragique- dans l’inconfort d’une ‘réalité telle que la perçoit le héros, et dont la caméra nous restitue les incohérences, les béances, les trous noirs.
Dans cette fiction dérangeante contée du point de vue du héros déboussolé, il n’y a pas de contrechamp. D’où les gros plans réguliers sur le visage et le regard de Marc (devant un miroir souvent) cherchant à déceler dans son image des signes pour déchiffrer le monde qui l’entoure. Contradictions et questions nous tenaillent : de l’ album de photos contenant des clichés d’un voyage à Bali avec Marc portant une moustache, Agnès n’a aucun souvenir, pas plus que d’une veste de velours vert offerte par elle à son mari…Ellipses et trous noirs ponctuent un récit incomplet que la partition musicale de Philip Glass (concerto pour violon et orchestre) amplifie subtilement.
D’autres rimes, non musicales, mais aquatiques (les plans des eaux ténébreuses à la luminosité cuivrée d’un fleuve comme la Seine ou d’une mer comme celle de Chine), souvent rehaussés par des accents de la composition symphonique. De ce contraste entre le filmage réaliste et les béances du récit, ses mystères insondables, naissent une impression d’irréalité. Un univers fantastique dans lequel nous pénétrons comme s’il s’agissait d’une part inconsciente de l’existence secrète de Marc. Un processus souterrain qui nous conduit, à partir d’un fait ordinaire, à une traversée des apparences, loin de la terre ferme, sans aucune garantie d’aborder l’autre rive ni de retomber sur nos pieds.
« La Moustache » en tout cas, par sa mise en scène ouverte, ne nous interdit pas d’interpréter ironiquement les épreuves traversées par Marc l’incompris comme les aventures burlesques ou tragi-comiques d’un type sans moustache qui perd la boule, part à l’autre bout du monde pour se fondre dans l’anonymat d’un pays inconnu, habillé d’une veste de velours vert qui ne lui va pas du tout. Un type bancal encore capable d’aimer.
Samra Bonvoisin
« La Moustache », film d’Emmanuel Carrère-en replay sur france.tv-France 5-Onglet ‘Quinzaine des réalisateurs’ jusqu’au 14 août 2020