Depuis les débuts du multimédia informatisé, en cours de années 1980, les concepteurs de produits éducatifs n’ont eu de cesse de proposer au monde scolaire universitaire et de la formation des solutions, des logiciels, des applications qui tentent de s’approcher de la réalité physique vécue. C’est le secteur de la simulation du réel qui a fait le plus progresser cette question passant d’une simulation symbolisée à une simulation immersive avec des casques dits de réalité virtuels ou des environnement complexes de simulation (pilotes d’avion, chirurgien, anesthésistes réanimateurs…). Pour chacun de ces produits, il s’agit de permettre à une personne d’apprendre des gestes, des attitudes, mais sans avoir à en risquer les conséquences physiques.
La place primordiale des interactions humaines
Avec le e-learning (terme à définition variable), que l’on définit comme l’apprentissage aidé par des moyens numériques, les enseignants ont commencé à découvrir ces univers simulés qui reposent principalement sur des écrans et des périphériques d’interaction : crayons électroniques, stylets, souris, surfaces tactiles etc. Les logiciels développés dans ce cadre ont, dès les débuts de l’Enseignement Assisté par Ordinateur (EAO), installé une idée de mise à distance de l’élève d’avec celui qui enseigne. Voici qu’une « médiation technologique » peut s’insérer dans l’espace de la classe et ajouter à la relation directe avec l’enseignant une relation intermédiée par l’écran. On peut cependant dire que le livre et le cahier sont aussi des instruments de mise à distance, interactivité en moins. La notion d’enseignement à distance ne se réduit pas à cette ancienne image d’un échange de courrier papier entre un enseignant et des élèves. Mettre de la distance dans l’enseignement commence dès que l’élève se trouve dans une situation d’apprentissage interactif surtout devant un écran informatisé.
Avec la situation de confinement et donc la fermeture des écoles, il a fallu rapidement imaginer comment vivre cette autre distance, celle qui est imposée par l’absence physique du lieu classe, du lieu école. C’est donc vers le CNED et ses propositions, appuyé par Canopé, les deux opérateurs de l’éducation nationale que se sont tourné les responsables. La solution numérique a été celle qui a été mise en avant dès le début sans véritable précautions. Il n’a pas fallu longtemps pour se rendre compte d’une part de la variété des situations de vie des élèves et d’autre part de la variété des compétences et des outils utilisés par les enseignants. Enseigner et apprendre à distance n’allait pas de soi. A cela s’ajoute des éléments plus génériques : quelle prise en compte du degré d’autonomie des enfants ? Quelle ingénierie pédagogique et quelles formes d’enseignement déployer à distance ? Quelle prise en compte des compétences numériques de chacun ? Et bien sûr, vantant la classe en ligne, les autorités ont un peu mis de côté ce que l’on sait de l’apprentissage à distance, certaines académies ou particuliers proposant parfois des liens nécessaires pour y remédier.
Ce qui est révélé par cette période, c’est la place primordiale des interactions humaines. Que ce soit pour le lien social ou pour apprendre les interactions humaines sont indispensables, l’interactivité machinique étant limitée, comme jadis Geneviève Jacquinot le rappelait déjà en 1986, dans son ouvrage « l’école devant les écrans » (ESF, 1985). On s’étonne de devoir réactualiser ce thème alors qu’il était déjà bien analysé. Aujourd’hui on vante aussi la collaboration, la coopération, à juste titre, mais cela semble être une découverte dans cette situation particulière du moment, or il y a bien longtemps qu’on a analysé cela. Il est vrai que l’expérience de l’enseignement à distance ne concerne que très peu de personnes, et encore moins d’enseignants (moins de 5% et encore). Car le modèle dominant du présentiel semblait aller de soi et dont être le seul modèle envisageable. Au cours des quarante dernières années il y a eu un certain nombre d’expérimentations et parfois des travaux ont été publiés en France et à l’étranger. Force est de constater que l’amnésie pédagogique est ici encore une caractéristique de ce monde de l’éducation.
Associer les acteurs du quotidien aux questions qui les concernent
Au moment de sortir d’une situation contrainte extrême se pose la question de la suite. Dans un premier temps les pouvoirs publics (Président et Ministre) ont parlé des quatre lieux de l’apprendre : la salle de classe, la salle « d’étude » (???), le domicile et les espaces S2C2 dont on ne comprend pas bien ce dont il s’agit puisque l’on parle de santé, sport, culture et civisme mais que cela faisait partie déjà des « éducations à ». Peu importe, ce qui est présent c’est la prise de conscience des modifications nécessaires des espaces d’apprentissage (et éventuellement les espaces scolaires). Mais les espaces ne suffisent pas, il y a aussi les temps de l’apprentissage. D’où l’emploi du terme hybridation récemment promu au et par le ministère. Attention risque de pensée magique… Tout d’abord il va falloir convenir de définir ce qui est derrière toutes les formes d’hybridation (comme des chercheurs l’ont montré il y a quelques années dans le projet Hysup). Ensuite amener les enseignants à réfléchir au fameux « en même temps » qui caractérise l’hybridation. Enfin il va être nécessaire de penser le tout en regard de la question des besoins d’interaction humaine qui caractérise toute personne. On ne peut développer l’hybridation de l’enseignement si l’on ne pense pas l’ensemble des interactions, présentielles et distancielles, formelles et informelles qui peuvent favoriser l’apprentissage.
Pour terminer ce rapide regard vers l’hybridation, il va être nécessaire de faire faire un virage culturel aux familles et aux enfants qui accompagnerait celui de l’école. Il va être coûteux en énergie personnelle car il s’agit d’une transformation culturelle des représentations. On remarquera la faiblesse de nombreux travaux de psychologie cognitive ou de neuroscience qui travaillent surtout sur les individus séparément (surtout quand il y a utilisation de moyens techniques comme les IRM). Et pourtant d’Albert Bandura à Jérôme Bruner, de Sylvain Connac à Olivier Maulini, pour ne citer que quelques chercheurs, les travaux ne manquent pas qui mettent la question des interactions, de la collaboration, de la coopération, au cœur des apprentissages. On pourra aussi citer l’association OCCE dont l’histoire est ancrée dans celle des pédagogies actives du début du XXè siècle.
Mettre en place des formes variées d’hybridation va aussi interroger le statut des enseignants, les formes d’exercice du métier, la formation. Il est encore temps d’y penser et d’y travailler alors que les INSPE sont à peine naissants. Mais il est aussi nécessaire que le ministère sorte de sa vision centralisatrice qui s’exprime encore aujourd’hui aussi bien dans les propos de ses responsables que dans ceux de leurs collaborateurs, mais aussi dans l’organisation structurelle de l’institution scolaire. Accompagner n’est pas imposer. A l’ère de l’UX design, on s’étonne de voir le mal que l’on a à associer les acteurs du quotidien aux questions qui les concernent. A ce point même qu’un certain nombre d’entre eux se dressent de manière caricaturale en travers de toute démarche qui vise à les associer, de peur d’être considérés comme complices… Nous n’avons pas non plus une culture de l’échange, du partage, mais aussi de la renonciation, voire même de la démocratie telle qu’elle a été imaginée il y a fort longtemps….
Bruno Devauchelle