Comment imaginer que le Festival international de Cannes, initié par Jean Zay alors ministre de l’Education nationale et des Beaux-Arts, ait failli voir le jour en septembre 1939, avant son annulation provoquée par le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale ? Inspiré de l’ouvrage de l’historien Olivier Loubes, nourri d’images d’archives, étayé par la parole de témoins de l’époque et de spécialistes de l’histoire du cinéma, « Cannes 1939, le Festival n’aura pas lieu » revisite avec intelligence la création d’un événement conçu dans un contexte international à hauts risques. Le réalisateur Julien Ouguergouz revient aux sources du projet : penser un festival de cinéma des nations libres, capable de concurrencer la Mostra de Venise, compromise avec le fascisme et le nazisme. Sous la pression, le jury vient en effet d’attribuer les récompenses suprêmes aux « Dieux du stade » de Leni Riefenstahl et à « Luciano Serra, pilote » produit par le fils de Mussolini. Alors que le ciel s’assombrit encore avec l’entrée des troupes nazies dans Prague, Philippe Erlanger peaufine les contours d’un rendez-vous annuel, situé à Cannes, réunissant vedettes et partenaires du cinéma mondial. A peine inauguré, le festival est brutalement interrompu par les circonstances historiques. La première édition, concrétisée en septembre 1946, passera sous silence ses véritables origines.
Un projet de festival ouvertement politique
Une voix off féminine au charme persuasif remonte le temps tout en s’accompagnant d’images d’aujourd’hui donnant à voir le Palais du Festival de Cannes, ses marches, son tapis rouge, insistant sur l’oubli complet qui recouvre l’histoire de la naissance du plus grand festival de cinéma. Une naissance placée sous le signe (et le prestige) de la Mostra de Venise, considérée comme un modèle. Au mitan des années 30, la Mostra se revendique comme un festival d’art, qui tient à l’écart le politique. Pourtant l’accueil très favorable réservé à « La grande illusion », film pacifiste de Jean Renoir, suscite la colère d’Hitler, lequel charge Goebbels de ‘s’occuper de ce festival’, comme le précise l’historien Olivier Loubes. Le spécialiste de la propagande nazie prend sa mission très au sérieux, conscient du pouvoir considérable du cinéma en la matière. Ainsi les autorités allemandes obtiennent-elles de voir primer, le 3 septembre 1938, le documentaire nazi sur les jeux olympiques de 1936 et une fiction italienne, médiocre, d’inspiration fasciste, au grand dam des représentants français et anglo-saxons notamment. La politique fait irruption dans la Mostra et compromet durablement la réputation du prestigieux festival de Venise.
Si les représentants d’Hollywood et les délégués britanniques claquent la porte, les Français, sans manifester leur désapprobation, songent à une alternative. Parmi eux, Philippe Erlanger, fait part de son idée d’un festival de cinéma des nations libres à Jean Zay, ministre de l’Education nationale et des Beaux-Arts. Ce dernier, cinéphile et admirateur de Jean Renoir, de Julien Duvivier entre autres, lui prête une oreille attentive. De nombreux ministres s’opposent cependant. L’armée allemande est aux portes de la Tchécoslovaquie. Le ministre des Affaires étrangères croit encore aux voies d’apaisement, remet le projet à plus tard (« on ne va pas risquer une guerre pour le cinéma »).
Après les accords de Munich, l’illusion d’une paix préservée, bientôt suivie par l’entrée des troupes allemandes dans Prague, Jean Zay se demande chaque nuit s’il doit rester au gouvernement ou le quitter. Face à la ligne ‘munichoise’ désormais caduque, Jean Zay, qui est persuadé que ‘nous allons vers la guerre’, soutient le projet de festival comme une initiative antifasciste et antiraciste. Comme s’il s’agissait d’inventer une diplomatie culturelle française, en ce temps de grands périls.
L’invention d’un modèle pérenne
Contre toute attente, le président du conseil et plusieurs ministres donnent leur accord pour que Philippe Erlanger constitue une équipe et passe à l’action. Sa mission : l’organisation de l’événement (choix des films de tous les pays participants, composition d’un jury, infrastructures, hébergement, annonces autour de l événement…) et sa localisation. Biarritz rivalise un temps en termes d’attractivité touristique avec Cannes. La ville de la côte d’Azur l’emporte grâce à des engagement des hôteliers et autorités locales proposant soutien financier, hébergement et salle de projection. Tout l’été, Cannes est en pleine effervescence.
Les représentants des grands studios américains promettent une importante offre de films réalisés par leurs cinéastes les plus illustres. Après celui de Venise quitté avec fracas, le futur festival de Cannes apparaît à leurs yeux comme une possibilité (stratégique) de pénétrer le marché français et de toucher de nouveaux publics. L’offre sera à la hauteur de leur ambition : des stars (comme Tyrone Power), d’excellents films (comme « Mr Smith au Sénat » de Frank Capra ou « Pacific Express » de Cecil B. DeMille), des œuvres remarquables d’innovation (comme « Le Magicien d’Oz » en technicolor de Victor Flemming). Pour la France, la vitrine manque d’éclat mais reflète la production du moment : « L’Enfer des anges » de Christian-Jacques, « La Charrette fantôme » de Julien Duvivier, « La Piste du Nord » de Jacques Feyder, « L’Homme du Niger » de Jacques de Baroncelli et « La France est un Empire », un documentaire de propagande. Une sélection qui reflète l’état du monde, comme le note l’historien Antoine de Baecque, soulignant la présence d’un film soviétique « Demain, c’est la guerre », une œuvre vantant l’héroïsme de l’armée rouge, prédisant la victoire de cette dernière. Sans compter un film tchécoslovaque, « La Grande Solution », venu d’un pays qui n’existe plus et à qui seul le festival peut donner de l’éclat. Le 6 août 1939, Louis Lumière, déclaré président d’honneur, descend du train en gare de Cannes, comme un souriant hommage à « L’Arrivée du train en gare de la Ciotat », premier film de l’histoire du cinéma. Les palaces et les terrasses se remplissent, d’autres stars son annoncées : Marlène Dietrich (qui vient de prendre la nationalité américaine après avoir quitté l’Allemagne), et la vedette de « Quai des Brumes », Michèle Morgan…
Grands figures de l’industrie cinématographiques, acteurs et réalisateurs, célébrités en tous genres inventent la célébration mondiale du cinéma de la liberté, d’un art populaire, alors à son apogée. Quelques jours avant la date officielle de l’ouverture du premier festival de Cannes, une grande fête en présence de la célèbre vedette française Fernandel et de nombreux artistes réunit les invités autour de cinq pistes de danse puis de feux d’artifices dont les lueurs vives se confondent bientôt avec les éclairs zébrant la nuit avant que le vent venu de la mer, la pluie qui tombe drue n’obligent tout le monde à se replier. Dans la nuit du 23 août la fête vire au désastre. Bientôt la signature du pacte germano-soviétique enclenche la Seconde Guerre mondiale. Jean Zay suspend le 29 août le Festival. Le 1er septembre il démissionne du gouvernement et s’engage sous les drapeaux (emprisonné jusqu’en 1944, il sera assassiné par la milice). Foudroyé en 1939 par la guerre, ressuscité en 1946 porté par un vent de liberté, le Festival de Cannes (et ses organisateurs) attendra l’année 2013 pour que soit posée dans le hall du Palais une plaque en hommage à Jean Zay, son inspirateur.
Un regard aiguisé sur un passé oublié
Images d’archives inédites, visions fugitives du Cannes d’alors et de celui d’aujourd’hui, témoignages éclairants et commentaires pertinents d’historiens, spécialistes de la période ou/et du cinéma, extraits de films, judicieusement agencés, nous font pénétrer dans l’état d’esprit des concepteurs de ce festival international dans un contexte de grande tension. Le réalisateur réussit conjointement à montrer en quoi les principes fondateurs constituent la matrice du rendez-vous cannois d’aujourd’hui. Nous mesurons ainsi quelle force de caractère il a fallu à Jean Zay (et d’obstination à Philippe Erlanger, délégué général) pour défendre la création d’un festival rassemblant les nations libres, défendant l’imaginaire et la liberté de l’art contre le fascisme et l’obscurantisme. S’appuyant sur le travail fouillé et les conseils d’Olivier Loubes (auteur du livre ‘Cannes 1939, le Festival qui n’a pas eu lieu), Julien OuOuguergouz, en documentariste inspiré, dans une démarche associant l’exactitude scientifique au lyrisme des commencements, restitue la force et la fragilité constitutives du plus grand festival de cinéma du monde, puisqu’il marie l’art et le commerce, la création et l’industrie, le futile et l’essentiel. Le Festival de Cannes, à travers ses diverses sélections, propose à la fois une géographie du cinéma et une cartographie de l’actualité du monde. Julien Ouguergouz en nous racontant ici l’histoire, longtemps enfouie, de la naissance douloureuse du Festival de Cannes, nous le révèle comme la chambre d’échos des rêves et des aspirations des peuples tourmentés, comme la célébration privilégiée des pouvoirs du 7ème art, même lorsqu’une guerre (ou une pandémie) en suspend, pour un temps, le cours.
Samra Bonvoisin
« Cannes 1939, le Festival n’aura pas lieu », film de julien Ougergouz, en replay sur france.tv jusqu’au 18 mai 2020