« A l’école primaire, on marche sur la tête depuis des années, en misant sur l’autonomie de l’école, qui n’en a en fait aucune dans les textes, et sur les responsabilités accrues d’une directrice ou d’un directeur qui ne peut compter que sur son engagement, ses compétences et son charisme pour piloter ses collègues ». Depuis « la centrale », rue de Grenelle, un haut fonctionnaire partage cette analyse du premier degré sous Blanquer. Une école où le « débrouillez vous » est devenu la règle, pilotée par des recteurs et un ministre qui ne la connaissent pas. Pour « Maurice Danicourt », un pseudonyme, » tout doit changer, vite, à tous les niveaux, bouleversant une organisation vieille de plus d’un siècle, remettant en cause un management plus récent et renvoyant un ministre dépassé ».
Tyrannie et dyarchies à l’école
Le ministère de l’éducation nationale vit actuellement une période très difficile ; il souffre de divers maux, dont certains sont conjoncturels et d’autres plus structurels, mais qui se conjuguent surtout au niveau de l’école primaire de manière assez dramatique, pour les équipes d’enseignants, comme pour les parents, notamment à l’heure du déconfinement.
En effet, s’il y a en France 67 millions de sélectionneurs en football, il en est de même pour le primaire, tout le monde ayant fréquenté les bancs de la communale s’estimant de ce fait compétent sur la question. En réalité, comme il y a très peu d’experts du premier degré autour du ministre, des directeurs d’administration centrale et des recteurs, la plupart des décisions prises le sont sur la base d’une excellente connaissance de l’enseignement supérieur, d’une bonne appropriation du second degré (dont le fonctionnement est d’ailleurs historiquement hérité du supérieur) et, le plus souvent, d’un décalque de ce que l’on sait du secondaire sur l’enseignement primaire, ce qui provoque maints contresens et de lourdes erreurs, tant sur le fonctionnement que sur la culture de l’école et de ses enseignants.
Ces problèmes se concentrent aux trois échelons de pilotage des écoles, national, intermédiaire et local, et sont caractérisés par une tyrannie soi-disant éclairée et deux dyarchies sources d’inefficacité.
Le ministre ne connait pas le premier degré
Au niveau national, comme en période de crise les cercles de décision se restreignent et que le temps s’accélère, le roi est nu ; le ministre, Jean-Michel Blanquer accumule bévues et boulettes et il n’est pas un jour où les faits, quand ce n’est pas le premier ministre ou le président de la République, ne le démentent pas. A cette occasion, le ministre fait donc la preuve de ses limites, de sa suffisance et de son incapacité à gérer en temps de crise, et à faire naviguer par gros temps le paquebot qu’est l’éducation nationale.
Et quand il n’est pas contredit, le ministre ment, sciemment, consciencieusement, honteusement, comme lorsqu’il a annoncé que tout enseignant recevrait à temps des masques chirurgicaux ; dans les faits, la grande majorité des écoles ne les avaient pas reçus le jeudi 7 mai au soir, soit avant le pont et le week-end précédent la réouverture annoncée des écoles le 11 mai. Et quand les équipes vont les chercher, car il faut souvent aller les chercher avec ses propres moyens, elles découvrent parfois que les besoins ont été minorés (les remplaçants ou les AESH ont été oubliés, le mercredi matin a été zappé pour les communes restées à 4,5 jours, etc., erreurs de débutants pour les connaisseurs), quand ce ne sont pas seulement des masques pédiatriques, destinés aux seuls enfants, qui ont été envoyés.
Le ministre a montré d’ailleurs à plusieurs reprises qu’il ne connaissait pas bien le premier degré, sa réalité quotidienne et ses contraintes, notamment quand il a envoyé un protocole sanitaire inapplicable ou presque. La preuve en est quand, énième moment de malaise, il a été interrogé sur la façon de respecter les gestes barrières avec un tout-petit qui se met à pleurer, et qu’il croit s’en être sorti par une pirouette : « Oui, oui. Bon. Écoutez, sur des sujets comme ceux-là, je crois qu’il faut qu’on fasse preuve de bon sens et de pragmatisme et ce n’est pas au ministre de donner une consigne sanitaire sur un point comme ça. » C’était à pleurer…
Impréparation ministérielle
Quant à cette crise du Covid 19, non, contrairement à ce qu’il affirme, rien n’avait été prévu ni préparé ; et la « continuité pédagogique » n’était au départ qu’un slogan sur lequel tous les enseignants de ce pays ont sué sang et eau pour lui donner un contenu. Ils ont d’ailleurs été obligés d’utiliser, pour le faire vivre, leurs propres équipements téléphoniques et informatiques, tout comme les abonnements payés de leur poche. Et si le CNED avait en effet des classes virtuelles en magasin, c’était initialement pour une autre destination. De fait, les enseignants n’ont pas été formés et ils n’ont jamais été auparavant entrainés à utiliser ces outils, et les élèves encore moins.
Ceci explique que, d’une part, il a fallu quelque temps et beaucoup de ténacité et de patience chez les enseignants pour proposer une alternative virtuelle équilibrée et accessible de leur enseignement aux parents et aux élèves. Et cela a conduit, d’autre part, devant les limites techniques de solutions ministérielles non prévues pour des millions d’élèves, à ce que les enseignants multiplient les outils, et pas seulement publics, quand on songe à l’utilisation que certains d’entre eux ont fait d’applications tellement efficaces, mais pas du tout conseillées, ou d’autres bien connues des jeunes gamers mais que des professeurs du secondaire ont découvertes avec surprise. La nature pédagogique ayant horreur du vide, l’impréparation ministérielle a conduit à une cacophonie d’outils, surtout perceptible dans les collèges et lycées où les élèves sont obligés de passer d’un outil à un autre en fonction des professeurs et parfois de l’état de la bande passante.
Puis on s’est aperçu que, en fait, l’outil le plus utilisé, pour le contact ou pour consulter sa messagerie voire faire des recherches sur internet, c’était le téléphone, le seul dont disposent quasiment toutes les familles, même si rien n’avait été prévu dans les contenus proposés pour s’adapter à la petite taille de l’écran. Tant pis pour les familles qui n’ont que cela. Un peu plus tard, on s’est souvenu que nombre d’élèves n’avaient pas d’équipement informatique et d’abonnement à internet et il a fallu prévoir des livrets en papier, trouver comment les distribuer. On avance en marchant, dit-on dans ces cas-là. En l’occurrence, tout le monde a beaucoup couru ! Et au final, malgré tous ces efforts, ce sont peut-être un million d’élèves qui ont décroché.
Ce record d’impréparation était-il prévisible ? Quelque temps avant, sinistre présage, le ministre, déjà visionnaire, avait supprimé la mission ministérielle qui, de manière très efficace (avec les militaires du ministère de la Défense, c’est tout dire), avait formé des milliers de cadres, personnels de direction, CPE , conseillers et équipes mobiles de sécurité… et trop peu de directrices et directeurs d’école.
Par la suite, Jean-Michel Blanquer avait géré son ministère de manière très idéologique, plutôt réactionnaire en fait, contrairement à l’image de l’apôtre du bon sens allié aux neurosciences qu’il voudrait faire passer dans l’opinion publique. Notons d’ailleurs que le bruit qui court que le ministre serait quelqu’un de bien mais qu’il serait mal conseillé, mal entouré, ne peut avoir, si l’on réfléchit un peu sur la fonction de ministre, aucun réel fondement. Un dirigeant politique, par essence, ne peut s’occuper de tout et une des principales qualités qu’on attend de lui est de bien choisir ses collaborateurs. Or, dans le cas présent, force est de constater que les critères qui ont présidé au choix de ses conseillers les plus proches (être de droite et avoir adoré travailler avec le futur ministre durant sa longue carrière à l’éducation nationale : conseiller du ministre, recteur, DGESCO ) ne sont pas de nature à attirer les meilleurs. Et cela s’est vérifié.
La question de la confiance
Autre péché originel, la question de la confiance de ses troupes qui se comptent en centaines de milliers de fonctionnaires. En cas d’avis de tempête, un capitaine de navire doit pouvoir compter sur elle, pour que ses ordres, dictés par l’urgence mais aussi par l’expérience, soient appliqués sans rechigner. On en est bien loin avec les enseignants. Le slogan de « l’école de la confiance » est, pour eux, une véritable tartufferie. Sans relâche, depuis le début de son mandat, le ministre réserve ses annonces à la presse. Depuis le début, il joue le grand public contre eux Depuis le début, il les considère tout juste bons à appliquer ses directives, traduits en vade-mecum, guides et fiches de tous genres et de toutes couleurs, niant leur professionnalisme et ne comptant que sur leur obéissance, voire sur leur conscience professionnelle. Il n’y a donc pas eu lieu de s’étonner quand, au début de l’année, les enseignants n’ont jamais cru un mot de leur ministre quand il leur annonçait, suite à la réforme des retraites, une revalorisation en milliards d’euros… qui n’aura jamais lieu.
Cette défiance s’applique d’ailleurs à toutes et à tous : les IEN sont régulièrement convoqués par centaines à Paris pour entendre la bonne parole, squeezant ainsi les cadres intermédiaires que sont les recteurs d’académies et les DASEN départementaux, en qui le ministre n’a d’ailleurs qu’une moyenne confiance (exception faite de ses affidés, et encore) et que, comme tous les autres, il fait surveiller, par le biais de ses inspecteurs généraux et d’une lecture attentive, quasi obsessionnelle, de la PQR .
Comment la dyarchie s’est installée
Nous en arrivons au niveau intermédiaire celui des académies et départements où le problème est un peu plus ancien, même s’il ne date seulement que de quelques années. Depuis début 2012 , la gestion des écoles primaires, depuis plus d’un siècle effectuée par les IA (ancêtres des DASEN), fait l’objet d’une appropriation progressive par les recteurs. En effet, à cette date, le recteur est devenu le seul pilote de ses inspecteurs territoriaux (IEN compris) et le seul responsable du second degré, mais aussi du premier, jusque-là chasse gardée des IA. Et, si, universitaire ou haut fonctionnaire, il s’y connait beaucoup moins que l’IA, il s’y intéresse de plus en plus, souvent avec le souci louable de convergence des politiques ou de mutualisation des bonnes pratiques, en nommant un conseiller technique premier degré ou un doyen des inspecteurs du primaire, en réunissant tous les IEN de l’académie, en rencontrant les directeurs, en s’adressant directement à eux, etc.
Dans la tempête actuellement traversée avec le Covid 19, on s’aperçoit désormais que le ver est désormais dans le fruit : deux pilotes, en cas de panique, c’est un de trop. Des recteurs font en effet du zèle, par crainte du chef ou par volonté de trop bien faire. Un jour, on envoie des instructions académiques dans tous les sens, avant d’être démenti par une instruction nationale, laissant la malheureuse impression qu’après l’ordre, il faut attendre le contrordre. Un autre, les directrices et directeurs d’école, après avoir répondu à l’enquête ministérielle (un grand classique), doivent compléter celle du rectorat, parfois quotidiennement. Et quelquefois, cerise sur le gâteau, ils sont ensuite appelés à remplir celle du DASEN (notamment quand celui-ci, cas le plus courant, n’a aucun retour des réponses envoyées au ministère ou à l’académie pour son département), soit directement, soit par l’intermédiaire d’une sollicitation impérative de leur IEN de circonscription.
Cette dyarchie, accentuée en période de crise, est un poison pour les acteurs locaux. Car le principal niveau, le plus vivant, le plus concret, c’est celui de l’école primaire, du quartier, du village. C’est là que le problème est le plus ancien et le plus profond. La dyarchie est celle que compose l’IEN et la directrice ou le directeur d’école. Rappelons au préalable que ce dernier n’est pas un chef d’établissement : il n’a guère d’autorité sur ses collègues (appelés d’ailleurs traditionnellement ses « adjoints » ; ces derniers sont surtout enclins à reconnaître sa fonction éminente quand la photocopieuse est en panne ou les toilettes bouchées, rarement pour animer un travail pédagogique collectif), il doit très majoritairement faire classe une bonne partie de son service et il n’a aucun collaborateur pour l’assister dans la multiplicité de ses tâches, contrairement au principal du collège voisin qui, même si celui-ci a moins d’élèves dans son établissement qu’une grosse école, peut s’appuyer sur un CPE et des surveillants, une secrétaire, un gestionnaire, même à temps partiel, et souvent un adjoint. Rappelons aussi que les contrats aidés faisant office de secrétariat à l’école primaire (bien utiles pour la gestion des courriers et, à toute heure, celle du téléphone mais aussi de l’ouverture du portail aux fournisseurs et aux parents retardataires, etc.) ont été supprimés par le ministre actuel, toujours visionnaire, et par son gouvernement.
Le règne du « débrouillez-vous »
Or, la tendance, datant de plusieurs années, mais renforcée sous le ministère de Jean-Michel Blanquer, est de s’adresser aux directeurs comme aux chefs d’établissement et de leur demander la même chose, alors qu’ils n’en ont pas du tout les mêmes moyens. Et le recteur de faire de plus en plus de même, shuntant DASEN et IEN. De ce fait, la directrice ou le directeur se retrouve de plus en plus entre le marteau (sa hiérarchie, IEN, DASEN, recteur ou ministre) et les enclumes que constituent ses collègues, les familles et la mairie, dont les désirs convergent rarement.
La crise actuelle l’illustre malheureusement trop parfaitement. On a confié directement aux directrices et directeurs le soin de gérer la question, nouvelle et délicate, de l’enseignement à distance, avec les enseignants et les parents. On leur demande désormais, à eux et presqu’à eux seuls, oubliant les IEN, d’appliquer un protocole sanitaire et une circulaire de reprise, tâche qui relève presque de la mission impossible, au sens où il faudrait oublier que les enfants sont des enfants et que l’acte d’enseigner implique une nécessaire proximité à l’école maternelle comme à l’école élémentaire.
Le grand mot est « On vous fait confiance », ce qui signifie en fait « Débrouillez-vous ». Débrouillez-vous sans savoir si la mairie va bien pouvoir désinfecter les locaux avant la reprise et le refaire quotidiennement, si l’éducation nationale va envoyer les masques nécessaires à temps, s’il va être possible de gérer les récréations et les déplacements d’élèves sans qu’ils ne se croisent ni ne se touchent, tout autant que de contrôler l’attente des parents à la sortie de l’école en respectant la distanciation physique, etc. Débrouillez-vous avec vos collègues, ceux qui peuvent venir car ils n’ont pas d’enfant en bas âge non accueillis ou pas de facteurs de co-morbidité. Débrouillez-vous, débrouillez-vous… jusqu’à un certain point, bien sûr.
Dans le premier degré, la coupe est pleine
En effet, quand l’IEN a l’impression de ne plus rien piloter, de ne plus être reconnu comme le patron de sa circonscription, ou quand le résultat n’est pas celui que le ministre, le recteur ou le DASEN vient subitement de décider (parce qu’il n’y aurait pas assez d’élèves à nouveau accueillis, parce que les niveaux choisis, faute de troupes, ne sont pas ceux avancés par l’autorité qui parle le plus fort, parce que tel élève autiste, qui est par son handicap incapable d’appliquer les gestes barrières, n’est pas jugé prioritaire, etc.), il rappelle, plus ou moins aimablement, que le chef, c’est lui.
La crise du Covid 19 est un révélateur. Elle montre qu’à l’école primaire, on marche sur la tête depuis des années, en misant sur l’autonomie de l’école, qui n’en a en fait aucune dans les textes, et sur les responsabilités accrues d’une directrice ou d’un directeur qui ne peut compter que sur son engagement, ses compétences et son charisme pour piloter ses collègues. La coupe est pleine. Il n’y a pas si longtemps que cela, une directrice mettait dramatiquement fin à ses jours, rappelons-nous-en. Le système actuel est à bout de souffle. Tout doit changer, vite, à tous les niveaux, bouleversant une organisation vieille de plus d’un siècle, remettant en cause un management plus récent et renvoyant un ministre dépassé. C’est à ce prix que le président de la République montrera, pour le « monde d’après », qu’il a vraiment retenu la leçon du Covid 19.
Maurice Danicourt
pseudonyme d’un haut fonctionnaire au ministère de l’éducation nationale