« J’ai tellement envie de revoir mes petits loups, et les collègues… Mais j’ai peur ». Deux professeurs des écoles sur trois reviennent en classe « à reculons » selon une consultation faite par le Café pédagogique. C’est un épisode inédit qui commence le 11 mai pour les écoles françaises. Après deux mois de fermeture, elles sont invitées à rouvrir. Y compris dans les régions qui connaissent une forte circulation du virus, comme l’Ile de France, les Hauts-de-France, le Grand Est ou Bourgogne Franche Comté. Pour les enseignants c’est un double défi qui s’annonce. D’abord réussir à accueillir les élèves sans les mettre en danger eux et leur famille. Ensuite réussir à enseigner sans dégouter les élèves alors que le protocole sanitaire réduit fortement les interactions. Le ministre veut croire en une reprise progressive.
Seulement 15% des élèves reviennent en classe
« Il faut réamorcer les choses tranquillement sans que personne ne se sente un « malgré nous » de la présence physique ». Evoquer le souvenir des « malgré nous » à propos des enseignants qui reprennent les cours en présentiel est particulièrement regrettable. Les mots ont échappé à JM Blanquer dans l’entretien donné au JDD le 10 mai. Mais beaucoup de professeurs rejoignent leur école ce 11 mai à reculons et avec beaucoup d’anxiété. Pas seulement en raison des risques qu’on leur fait prendre. Mais aussi en raison du devoir de protection qu’ils ont envers leurs élèves et de la situation pédagogique dans laquelle ils sont mis. La réouverture se fait à petite échelle, dans l’impréparation pédagogique, sans vision et objectifs clairs sur l’horizon de septembre.
Pourtant à en croire le ministère, la réouverture des écoles est en route avec comme objectif 100% des élèves. « Je souhaite que tous les enfants aient pu retrouver physiquement leur école au moins une fois d’ici la fin du mois », déclare JM BLanquer dans le JDD du 10 mai. La page du ministère parle de réouverture « progressive » à partir du 12 mai et signale déjà 80 à 85% des écoles ouvertes cette semaine. Elles accueillent « plus d’un million d’élèves » avec la priorité donnée aux GS, CP et CM2. 130 000 professeurs des écoles retrouvent l’école en présentiel. Les autres continuent l’enseignement à distance.
Ces chiffres élevés méritent d’être remis en perspective. C’est seulement 15% des élèves qui seront accueillis à partir du 12 mai, voire plus tard comme à Paris. Même avec un système d’alternance par tranche de 2 jours ou une semaine sur deux, un maximum de 30% des enfants reverra l’école en mai. 130 000 enseignants sont mobilisés pour cet accueil soit 40% des effectifs. Les autres ne sont pas en vacances mais continuent l’enseignement à distance.
Beaucoup d’inquiétude
« J’ai tellement envie de revoir mes petits loups, et les collègues… Mais j’ai peur, pas peur de la maladie réellement, mais peur de ma responsabilité si un cluster voit le jour dans notre école ». Pour Mélinda directrice d’école en Seine Saint-Denis, le protocole sanitaire est « un coup de massue » qui la ramène à ses responsabilités. Marie , directrice d’école en Bretagne, a calculé qu’elle ne peut pas mettre 15 élèves dans une salle de 50m², contrairement à ce qu’affiche le protocole. Elle va donc limiter les classes à 8 élèves. « S’il y a un foyer infectieux dans une école, ce sera très facile de tout remettre sur le directeur en évoquant un plan de classe qui ne respecte pas la distanciation d’un mètre », explique t-elle.
C’est aussi l’anxiété qui domine dans les réponses faites à la consultation en ligne des professeurs des écoles, sur Twitter et le groupe Facebook du Café pédagogique, le 10 mai. Selon les questions, 1000 à 2000 enseignants ont répondu. 63% d’entre eux nous disent aller à l’école à reculons, 15% avec plaisir et 4% sont dans le refus. 18% ne reviennent pas pour différents motifs (maladie etc.).
Gel et masques manquent
« A reculons pas vraiment, mais avec beaucoup d’inquiétude quand aux conditions d’accueil totalement opposées à la maternelle chaleureuse, bienveillante, remuante que nous connaissions », témoigne Estelle sur le groupe Facebook. » Je n’y vais ni à reculons ni avec plaisir », écrit Stéphanie. « J’y vais pour pleins de raisons bonnes comme mauvaises en oscillant entre tellement d’émotions. J’y vais, c’est tout. » « Il manque la case « par conviction » ou toute autre formule se référant au sens du devoir, à l’éthique professionnelle, ou ce genre de choses », réagit Marie. « Nous ne sommes pas tous exclusivement centrés sur notre petite personne ».
Environ la moitié des enseignants jugent les mesures sanitaires dans leur école « insuffisantes » (57%), avec un gros problème pour les masques non livrés dans la majorité des écoles au 10 mai ou inadaptés dans 25% des cas. La moitié des enseignants signalent qu’il n’y a pas du tout ou pas assez de gel hydroalcoolique. Enfin 17% des enseignants signalent des pressions hiérarchiques soit pour prendre davantage d’élèves, soit pour tricher avec le protocole, soit les deux.
Fallait-il rouvrir ?
Fallait il rouvrir ? « Il y a des enfants battus à la maison ou perdus de vue par nos professeurs. On a besoin de ce retour à l’école pour les plus défavorisés », a répondu JM Blanquer le 8 mai sur France Inter. Selon lui 4% des élèves ont été « perdus des radars de l’éducation nationale ». Les enseignants que nous avons consulté donnent des chiffres plus élevés. Surtout le pourcentage varie énormément selon les endroits et les types d’établissement. On manque aussi de données sur la progression des services d’enseignement commerciaux privés qui semble très forte. La fermeture des écoles et établissements s’est traduite par un émiettement des situations scolaires propices à un accroissement des inégalités.
JM Blanquer n’a pas manqué de rappeler aussi l’intérêt économique de la réouverture. Elle est nécessaire pour permettre aux parents de retourner au travail, du moins tous ceux qui n’ont pas la possibilité du télétravail. Si les parents ont le choix théorique de ramener ou non leur enfant à l’école, le ministère a pris soin de mentionner que ce choix n’est valable que jusqu’au 1er juin, date du changement de régime de l’indemnisation chômage…
Ces deux ambitions risquent fort d’être déçues. Sur le terrain économique une large majorité de parents n’ont pas envie de remettre leur enfant à l’école. Ils craignent la transmission de l’épidémie. Selon une étude de l’équipe du Professeur Drosten, le virologue qui conseille le gouvernement allemand et qui a conçu le premier test pour le Covid-19, la charge virale ne varie pas en fonction de l’âge des patients. Elle est la même pour les enfants que pour les adultes et les enfants sont transmetteurs. « Notre protocole sanitaire très exigeant limite les risques », dit JM BLnaquer. S’il les limite il ne les supprime pas comme vient le rappeler la transformation d’un collège en cluster à Chauvigny (86) après que le principal ait pris l’initiative d’une réunion du personnel.
Quel intérêt pédagogique ?
Sur le terrain pédagogique, les enseignants ont montré une très grande inventivité depuis le 16 mars. Après une fermeture absolument pas préparée, ils ont inventé un enseignement à distance en s’appuyant dur des outils numériques qu’ils ont souvent découvert avec les élèves. On demande à ceux qui vont enseigner en présentiel un nouveau saut. Pour le ministre ce n’ets pas une rentrée dégradée car l’enseignant a un groupe réduit. Mais il ne suffit pas de réduire le groupe pour avoir une qualité d’enseignement, comme le montre d’ailleurs le bilan des CP dédoublés.
Ce que découvrent les enseignants le 11 mai c’est la rigidité des mesures du protocole. Ils sont invités à interdire les contacts entre les élèves dans et hors de la classe. Ils doivent eux-mêmes enseigner à bonne distance des élèves sans qu’on sache bien si le port du masque les autorise à jeter un œil sur un cahier ou à circuler dans la classe. Or comme le fait remarquer P Meirieu, dans La Dépêche du 9 mai, « l’école « est une institution faite pour apprendre ensemble. La classe n’est pas une juxtaposition d’élèves à qui l’on fournit des travaux individuels. C’est un espace symbolique de construction du collectif et de l’apprentissage du faire société ». Toute l’imagination des enseignants devra se porter sur la reconstruction d’un ensemble tout en évitant la proximité physique. Plus les enfants sont petits plus cela entre en conflit avec les objectifs d’enseignement. Alors que les maternelles vont à l’école pour apprendre à vivre avec les autres enfants avant d’ânonner des syllabes, la question de l’immobilisation des enfants en maternelle a rendu muet une bonne minute le ministre sur France inter le 8 mai…
François Jarraud