» Prendre en responsabilité les compétences transversales de nature socio émotionnelles et cognitives à la fois et simultanément des compétences disciplinaires associées est le seul après que je proposerais car plus on est autonome plus on peut partir à la découverte d’une discipline, et inversement plus on maîtrisera de compétences en histoire plus on sera autonome dans la découverte de nouvelles compétences dans cette discipline, selon un système de vase communicant…Pourquoi ne pas faire des enseignants d’une discipline tout à la fois des maîtres de cette discipline et des maîtres des compétences transversales qui leur sont associées. Le vieil enjeu de l’éducation par l’instruction et de l’instruction par l’éducation ». Professeur en sciences de l’éducation, ancien directeur adjoint d’IUFM, Michel Develay réfléchit à une « Ecole d’après » qui puisse préparer à l’après Covid-19.
Après.
S’agit-il d’une formule choc pour freiner l’angoisse du présent ? D’un mot magique pour regretter de ne pas s’être opposé hier à des manières de penser et de faire qu’on regrette aujourd’hui ? D’un vocable bateau pour suggérer le grand soir, en oubliant qu’après les grands soirs succèdent souvent les petits matins ?
Ce mot après conduit dans la littérature en matière d’école, à des propositions boursouflées, des suggestions enflées, à des yaka et des ilfo, et même à des usines à gaz. Pourquoi pas après tout ! Si on ne suggère pas aujourd’hui pour demain de nouvelles finalités, de décapantes propositions, demain il sera peut-être trop tard. Seulement, souvent on suggère ce qui n’a pas fonctionné jusqu’alors, l’après étant un avant qui n’a jamais pris forme.
En contre point à des propositions dilatées je suggère si on souhaite penser l’après, qu’on n’avance aujourd’hui que des suggestions simples. Des suggestions supposées en phase avec ce que l’on observe dans ce que déclenche cette pandémie pour tenter d’y remédier. Pas un barnum donc qui s’attacherait tout à la fois à démocratiser davantage le système scolaire, à revoir le recrutement et la formation des enseignants, à augmenter leur salaire, à envisager une autre gouvernance, même si tout cela à la fois … au moins sur le papier pourrait avoir des effets décoiffants. Et j’en oublie sans doute de ces mesures du grand soir. Complétez à votre guise.
Un seul changement
Je propose donc d’avancer une proposition, une proposition unique, une proposition apparemment simple qui soit raccord avec ce que l’on observe de plus regrettable dans ce moment de crise. Ce moment où les indifférences, les individualismes, l’attention portée aux discours les plus farfelus en matière scientifique sont écoutés attestant d’un déficit d’esprit critique et d’une perte de repère de l’idée de vérité, d’une difficulté à se sentir solidaires au sein de la société, d’un défaut d’initiative croyant à l’État providence si décrié le reste du temps. Je ne voudrais pas noircir le tableau car je sais bien qu’il existe dans cette crise des comportements exemplaires en matière de solidarité, d’opiniâtreté individuelle à changer le cours des choses. Mais quand même. Qui ne dénonce pas ces affidés des populistes américains rejetant le confinement, ces scientifiques qui sans souci méthodologique vantent ce qu’ils pensent être le médicament miracle, ces voisins dénonçant dans leur allée la présence d’une infirmière officiant dans un centre covid à l’hôpital, ces homme politiques refusant les avis des scientifiques et qui se retrouvent contaminés par la suite…
Alors vous, face à ces situations aberrantes pour le moins, vous pensez peut-être, que s’il existait un changement et un seul qui par ses vertus nous permettrait d’affronter demain une autre pandémie (car il existera peut-être et même sans doute un covid plus que 19) à l’origine comme aujourd’hui d’une crise sanitaire économique, sociale et au bout du bout civilisationnelle nous amenant à reconsidérer notre rapport à la mort, à l’humanité même, cela se saurait. Et bien oui, je crois que cela se sait mais que nous hésitons à l’accepter.
Mais d’abord, à quelles vertus absentes aujourd’hui celle-ci devrait-elle répondre ? J’en suggère quatre :
– développer la coopération sans laquelle les individualismes prospèrent, ce que montrent certains comportements de citoyens, en ces temps de confinement, aveugles et sourds au respect de règles sanitaires et sociales, coopération que malheureusement le travail à distance pour l’école met largement en sourdine.
– mettre en valeur la créativité, celle dont les chercheurs doivent user pour créer un nouveau vaccin qui forcément empruntera aux anciens vaccins, et forcément s’en mettra à distance pour constituer quelque chose de nouveau ; cette créativité que requiert à l’école une production artistique picturale, gestuelle, mais tout autant littéraire et même scientifique lorsqu’il s’agit d’avancer une hypothèse ou de proposer un montage expérimental.
– amplifier l’autonomie qui peut rendre chacun davantage maître de son destin, cette autonomie qu’impliquait le travail à la maison, cette autonomie qui parfois fait défaut dans un groupe scolaire au collectif pour penser l’enseignement et la cantine avec de nouvelles normes.
– déployer l’esprit critique, qui est souvent la première avancée du doute, de la remise en cause des allant de soi, cet esprit critique qui fait défaut à certains populistes qui ont des solutions toutes faites pour tout ce qui se passe, cet esprit critique qui valorise dans l’ordre le point d’exclamation, puis le point d’interrogation, puis les points de suspension, conscient que le point tout court est souvent bien court pour résoudre des questions complexes.
Complémenter compétences disciplinaires et socio émotionnelles
Vous l’avez intuité. L’après que je propose serait de réunir dans les curricula disciplinaires les compétences et les connaissances disciplinaires avec ce qui est nommé selon les pays, des compétences transversales, des compétences de vie, des life skills, ou des compétences socio émotionnelles. Il ne s’agit donc d’aucune manière de substituer aux compétences disciplinaires des compétences socio émotionnelles, mais de les complémenter. De sorte qu’un enseignant d’histoire puisse dire tout à la fois : « aujourd’hui, l’apprentissage des élèves porte sur la compréhension et le sens de ce qu’est une civilisation tout en développant l’autonomie (ou la coopération, ou l’esprit critique ou la créativité) ». Connaissant votre curiosité, vous ne manquerez pas de lui demander : « mais comment vas-tu t’y prendre ? » Il vous répondra peut-être, « je vais demander individuellement que l’on réponde à une des trois situations suivantes « rechercher individuellement des synonymes avec leurs attributs du mot civilisation, les comparer pour proposer une carte mentale de ce qu’évoque ce mot à chacun», ou « je vais leur donner individuellement des documents patrimoniaux que je leur demanderai de regrouper, en ensembles qui partagent des points communs et ils auront à préciser ce commun » ou « je donnerai à chacun un texte qui parle d’art, de forme de gouvernement, de religion, … et ils devront me dire pourquoi ces choix se rapportent au mot civilisation »….
Ce même enseignant ajoutera : « à ce temps individuel, succédera une mise en commun. On discutera des distinctions entre civiliser et coloniser, puisque le mot civilisation est apparu cinq ans après le débarquement des troupes françaises en Algérie », « entre culture et civilisation, on apprendra à disséquer les principales civilisations au regard de l’histoire et on s’interrogera pour finir pour savoir si on peut ou non et pourquoi, pour notre lycée parler de civilisation distincte de celle d’un autre lycée. On statuera finalement sur le sens, l’intérêt et les usages de civilisation. Et simultanément, mais je ne l’ai peut-être pas suffisamment précisé au premier temps valorisant l’autonomie, ce deuxième temps valorisera la coopération. »
Effectivement, cet enseignant en vous répondant cela n’aura pas assez énoncé comment il fera prendre conscience à ses élèves, qu’ils ne sont parvenus à ces connaissances historiques qu’à travers un premier temps consacré à l’autonomie et un second à la coopération. Et surtout, il conviendra de réfléchir au sens de ces deux formes d’accès à la connaissance.
Banal !
Certes. Seulement si ce professeur d’histoire a présent à l’esprit que la notion de civilisation est au cœur de son enseignement, il visera conjointement à rendre attentif ses élèves au fait que l’autonomie, ce n’est pas faire n’importe quoi dont on aurait envie, c’est argumenter sa pensée et c’est aussi prendre le temps d’observer son propre fonctionnement (cognitif, socio relationnel, émotionnel) face à une situation nouvelle pour tenter de mieux comprendre ce qui est pour chacun facilitateur ou handicapant dans une situation d’autonomie. On s’arrêtera donc sur le sens de l’argumentation : comment argumente-t-on ? En recherchant la cause, la conséquence, une comparaison, une opposition, une suite logique d’arguments et de contre arguments en faveur d’une idée…
Cet enseignant aura dans un deuxième temps à rendre ses élèves attentifs à l’idée que la coopération dans un travail de groupe conduit à se répartir des rôles (qui écrit, qui donne la parole, qui gère le temps, qui fait des synthèses en cours de travail), à avancer sa pensée comme étant un possible parmi d’autres, à accepter donc la pensée des autres, à confronter les idées…
Banal !
Vous avez raison. On est loin du grand soir. Alors où est votre « après » me direz-vous ? D’abord dans le fait que l’enseignant aura à son programme (d’aucuns diraient dans son curriculum) à se vivre comme enseignant de sa discipline et enseignant des quelques compétences socio- émotionnelles valorisées telles les quatre que nous avons précédemment priorisées. Nous pourrions en ajouter quelques autres comme savoir gérer ses émotions, avoir de l’empathie pour les autres, développer l’estime de soi et faire preuve de résilience. Les pays du MENA (middle east et north africa) sous la responsabilité de l’UNICEF en ont retenu douze. Ensuite, dans le fait que l’enseignant au cours des apprentissages dont il a la responsabilité, fera réfléchir les élèves à la maîtrise de ces compétences socio-émotionnelles, ce qui le conduira pour chacune à en préciser les caractéristiques. Qu’est-ce que l’autonomie ou la coopération ou l’empathie, quels éléments de la compétence socio-émotionnelle sont retenues aujourd’hui et seront développées demain ?
Et puis ? dès lors qu’on aura conduit chaque enseignant à se sentir responsable de sa double identité (enseignant des contenus de sa discipline et enseignant de compétences de vie) on décidera du comment les examens, tous les examens auront à considérer ces compétences de vie dont l’école, le collège, le lycée a la responsabilité. Sans doute reverra-t-on alors le contenu et la forme des examens.
Et alors, on peut espérer que, si demain il existe un covid, non plus 19 mais vingt et quelque ou trente et quelque, alors les comportements des élèves d’aujourd’hui devenus citoyens seront exemplaires. Prendre en responsabilité les compétences transversales de nature socio émotionnelles et cognitives à la fois et simultanément des compétences disciplinaires associées est le seul après que je proposerais car plus on est autonome plus on peut partir à la découverte d’une discipline, et inversement plus on maîtrisera de compétences en histoire plus on sera autonome dans la découverte de nouvelles compétences dans cette discipline, selon un système de vase communicant.
Il semble qu’il n’existe pas de grande réalisation qui n’ait d’abord été utopie. Alors, pourquoi ne pas mettre en œuvre cette utopie et faire des enseignants d’une discipline tout à la fois des maîtres de cette discipline et des maîtres des compétences transversales qui leur sont associées. Le vieil enjeu de l’éducation par l’instruction et de l’instruction par l’éducation.
Finalement, il s’agirait de transformer l’appellation professeur d’histoire, de mathématiques, de SVT, d’arts plastiques… par celle d’éducateur par l’histoire, les mathématiques, les SVT, les arts plastiques… ou celle de professeur d’éducation à dominante historique, mathématiques, sciences de la vie et de la terre, arts plastiques.
Michel Develay
Professeur honoraire des universités