Le 11 mai les écoles ré-ouvrent ? Un avis scientifique diligenté par le gouvernement, conseille en première intention une reprise de l’école en septembre. Cet avis exprime clairement les risques non négligeables de mise en cause de la sécurité et de la santé des personnels comme des élèves et de leur famille. Il exprime aussi le risque tout à fait incontrôlé que cette initiative de réouverture, alors que les cas d’infection actuellement diminuent, ne provoque une reprise de confinement drastique d’ici deux mois, c’est-à-dire en plein juillet.
Dans l’impréparation la plus totale…
Les directives administratives sortent dans les écoles, sont enlevées de la consultation, remises, la profession découvre l’ampleur des difficultés, des contradictions, des impossibilités pratiques. Le ministère avoue en off qu’il a été pris de cours par l’annonce présidentielle.
Non sans risque…Les risques moraux, pénaux, de santé pour les professionnels et leurs proches sont là. Pour les élèves et leurs familles aussi. Le risque c’est le produit d’une gravité et d’une fréquence. On parle là de risque vitaux, et d’une fréquence importante puisque l’école est l’institution qui par nature brasse le plus d’individus. L’avis scientifique évoque 18 millions de fragiles, susceptibles de faire des formes très graves de maladie, 250 000 morts si le déconfinement devait être total dès aujourd’hui.
L’organisation qui se profile est-elle encore l’école ?
L’école qui se dessine pour ces huit semaines s’avère être inévitablement loin de ses valeurs, de ses fonctions. Quand on aura accueilli chaque enfant de façon échelonnée pour ne pas provoquer d’attroupements de parents à l’extérieur, qu’on aura installé chaque enfant à sa table à bonne distante des autres pour la journée, défini le sanitaire unique qu’il devra utiliser, qu’il aura sorti son propre matériel car tout l’arsenal habituel collectif de livres, de jeux, d’ordinateurs sera inaccessible en classe comme sur la cour, qu’on aura re-nettoyé les poignées parce qu’un enfant aura touché la porte, qu’on aura été impuissant à empêcher un éternuement malencontreusement tourné vers un tiers, qu’on aura encore vérifié que le monde de l’enfance n’est pas envers et contre tout obéissant, mais plutôt (et c’est normal) débordant… Alors, peut-être, dans cet univers corseté et anxiogène, sera-t-il temps d’apprendre. Mais saurons-nous déjouer professionnellement cet univers de suspicion de la maladie, de distance sociale, d’angoisse d’être malade ou de contaminer papi mamie, pour se tourner enfin vers des formes de savoir scolaire ? Même si la profession regorge d’invention, d’attention, de soin, le contexte restera et se rappellera chaque minute à tous les occupant-e-s des écoles.
Quelles valeurs sont en jeu ?
La coopération, l’émancipation, l’apprentissage par et avec les autres, comment penser les poursuivre, alors que d’ordinaire c’est déjà l’objet d’une professionnalité exigeante, souvent mise en échec même pour les plus aguerris à la pédagogie.
L’égalité, la fraternité, la liberté… Oui bien sûr on aura à cœur de les mettre en acte. Mais les gestes seront ceux d’une forme devenue très individualisante. La « non obligation scolaire » proclamée ne sera pas liberté de conscience pour toutes les familles. Ce sera le règne de l’inégalité. Celles qui sont les plus éloignées de l’école sont fortement attendues, quand celles des milieux moyens et supérieurs sont invitées à pratiquer le home scooling (garantir l’instruction à la maison est le pendant de la non obligation scolaire). Les lycéen-ne-s en plein bac devenu de contrôle continu sont plongés dans le dilemme de risquer un retour en présentiel au lycée pour acter la clause d’assiduité, ou rester chez eux/elles en sécurité et risquer d’être considéré-e-s non assidu-e-s.
L’institution école, que les professionnels qui l’animent le veuillent ou non, exerce une pression forte sur les esprits. « Il faut aller à l’école ». Prétendre la rouvrir ne relève en rien d’une possibilité offerte, mais bel et bien d’une mise en tension.
Ouvrir pour quel bénéfice ?
Ce serait dégrader l’institution scolaire que de la rouvrir dans de telles conditions. Cette version affaiblie de l’école serait finalement l’occasion pour les marchands d’éducation à distance de montrer leur avantage : pas de stress, respect des rythmes individuels, sécurité.
Attendre des conditions qui permettent un minimum de repères virologiques, notamment avec des tests généralisés, semble être un préalable pour que de nouveau l’école exerce son attrait devenu indiscutable avec cette crise : sa capacité à mettre en présence des professionnels formés et la jeunesse d’une société, sa capacité à former des communautés scolaires où on apprend les un-e-s des autres, les un-e-s par les autres, ce qu’aucun home scooling ou enseignement à distance ne peut remplacer.
Ne pas ouvrir avec quelles conséquences ?
Bien sûr, l’absence d’école est catastrophique. Et beaucoup d’enseignant-e-s, témoins de détresses de familles, se résignent à cette ouverture. Oui cela produit des inégalités exacerbées. Des confinés de luxe et d’autres d’enfer, notamment pour toutes les familles mal logées. Aussi pour les enfants pour qui l’école est une bouée compensatrice d’un milieu familial qui peut être à la dérive. Mais cette ouverture résoudra-t-elle ces détresses ? On peut en douter.
Par où sortir ?
Bien sûr, il est hors de question que ce confinement dure ad vitam aeternam. On ne peut attendre un vaccin en l’état actuel des recherches. On est très loin d’une immunité collective (5,8% de la population générale, 10 à 15 % dans les zones les plus touchées quand il faudrait atteindre 70% pour que l’immunité soit là).
Les conditions pour affronter une réouverture, nous le savons, c’est une maîtrise virologique, épidémique, qui permette de gérer le déconfinement en fonction des capacités médicales. La mise à disposition de masques, de gel et surtout de tests est essentielle. La France a pris un retard considérable sur ces questions. Ce retard peut-il légitimer qu’on impose aux professionnels en charge d’enfants, de côtoyer ces derniers dans l’univers clos d’une classe pendant des jours, sans leur donner les moyens de savoir s’ils ou elles sont porteur-se du virus ? Notre obéissance de fonctionnaire doit elle nous conduire à risquer d’être vecteur de maladie pour des enfants que nous avons en responsabilité ? C’est une injonction contradictoire majeure, qui porte le fonctionnaire citoyen à envisager la désobéissance, le droit de retrait, la grève, toute solution qui lui évite ce cas de conscience morale, et accessoirement des ennuis pénaux. Détecter au doigt mouillé la présence du virus, selon les mots repris du communiqué de la FSU (syndicat majoritaire des enseignants), c’est tout simplement inadmissible, et peu s’en faut pour qu’on qualifie cette approximation de criminelle.
Cette date du 11 mai est d’autant plus incompréhensible que, là encore l’avis scientifique le précise, ce n’est qu’une question de semaines pour disposer de tests sérologiques en nombre important.
L’Italie vient de décider de la réouverture des écoles en septembre. En tout état de cause, que la France ré-ouvre ses écoles fin mai, début juin, ou en septembre, cela veut-il dire qu’on abandonne la jeunesse, d’ici là, au seul cercle familial ? Le confinement a initié de nouveaux liens entre élèves et enseignants, modelé de nouveaux rapports. Le schéma proposé de continuité scolaire a perdu, devant l’évidence, sa légitimité.
Quelles alternatives ?
Ne serait-il pas plus judicieux d’établir une bonne fois pour toute, comme cela a été fait au début du confinement, que l’école est fermée jusqu’à nouvel ordre, mais que, sur la base d’une vraie liberté de fréquentation, gratuite, des vacances éducatives puissent être organisées en mobilisant des enseignants, des parents volontaires. La France est dotée d’une richesse associative extraordinaire, de mouvements d’éducation populaire, CEMEA, Francas, de mouvements d’éducation nouvelle GFEN, ICEM qui pourraient accompagner et encadrer ces initiatives, aux côtés des élus locaux. Nul doute que bien des enseignants répondraient positivement, et que ces relations nouvelles nées entre professionnels de l’éducation et parents s’en trouveraient prolongées. Ce patrimoine historique d’éducation, si souvent méprisé, oublié, maltraité, pourrait renouer des liens utiles avec une nation qui mesure le vide que crée l’absence d’école.
Quelle stratégie de déconfinement ? Ne serait-il pas plus judicieux de déconfiner d’abord par les lieux qui n’imposent rien, comme les cafés, les manifestations, les magasins, où la mise en présence collective repose bien sur une décision des individus présents, sur un consentement partagé entre tous les présents à prendre ce risque, en veillant bien sûr à ce que l’échelle reste réduite en nombre. L’école est probablement, par le sérieux qu’elle impose, par l’exigence qu’elle suppose, par l’écho qu’elle convoque, par le nombre qu’elle provoque, l’outil de déconfinement le plus délicat, le plus problématique. C’est vrai, c’est la condition aussi d’une reprise économique, d’un retour au travail des parents.
Mais ce qui est proposé à dater du 11 mai, avec non accueil des élèves de petite et moyenne section, 5 par classe en grande section, 10 en cycle 3, pour des effectifs habituels de 25, ne répond pas non plus à cette exigence. Des enfant jeunes seront chez eux de façon permanente.
Se remettre en marche
Si nous ne voulons pas risquer un été en reprise de déconfinement total, cloitrant chez eux les français-e-s en période de pleine chaleur, qui serait par ailleurs une catastrophe économique pour le secteur protubérant du tourisme, les écoles ne devront ré ouvrir qu’avec des conditions qui, sans qu’elles puissent hélas être les mêmes qu’avant en terme de degré de préoccupation sanitaire, permettent un minimum de sécurité préalable à toute démarche scolaire.
En attendant le retour d’une école acceptable du point de vue sanitaire et pédagogique, en cette fin d’année scolaire ou en début d’une autre, mobiliser le pays pour sa jeunesse, s’appuyer sur les professionnels, les citoyen-ne-s réellement disponibles et non contraints, sur les élus locaux en synergie avec les mouvements d’éducation, miser sur le désir des jeunes … ce serait une façon de se remettre en marche, différemment, humainement.
Eric Demougin,
enseignant, représentant des personnels professeur-e-s des écoles en CHSCT, militant pédagogique