Responsable pénalement ou pas ? Face aux risques qui accompagnent la réouverture des écoles et des établissements scolaires, au terme d’un débat houleux, les sénateurs adoptent le 4 mai un amendement qui, pensent-ils, exonère les maires de toute responsabilité. Mais qu’en est-il des enseignants et chefs d’établissement ? Nous avons interrogé deux syndicats de chefs d’établissement et une avocate spécialisée dans le droit scolaire, Me Valérie Piau. Mais si le risque judiciaire semble faible, rien ne peut diminuer la responsabilité morale et rien ne pourrait aussi contenir un éventuel ressentiment politique…
Le Sénat remué par la responsabilité des maires
Quatre mai : » La redondance des amendements témoigne du malaise qui s’exprime dans notre pays face à la réouverture des écoles. Oui, nous insistons sur la responsabilité des maires. » Explique la sénatrice Cécile Cukierman devant un Sénat qui examine plusieurs amendements sur cette responsabilité. Pour le rapporteur, Philippe Bas, » les maires n’ont aucune décision à prendre à ce sujet, car le code de l’Éducation nationale confère cette responsabilité aux directeurs d’école, sous l’autorité des académies… Tous les amendements protégeant les maires à l’occasion de l’ouverture des écoles n’ont donc pas d’objet ». Un argument contesté par le sénateur LR Max Brisson : « Le président Bas a rassuré les maires… Je leur dirai : écoutez le président Bas, il a bien expliqué comment le directeur déciderait, alors qu’il est seul et sans statut ! Comment pourra-t-il prendre la décision ? Avec quelle capacité de discernement ? Nous sommes dans l’irréel le plus complet. Que se passera-t-il pour la restauration scolaire ? La responsabilité des maires sera engagée, n’est-ce pas ? »
Au final les sénateurs ajoutent à l’article 1 de la loi sur l’urgence sanitaire un alinéa qui exonère de toute responsabilité les décideurs au sens large, et pas seulement les maires : » Nul ne peut voir sa responsabilité pénale engagée du fait d’avoir, pendant la durée de l’état d’urgence sanitaire déclaré par l’article 4 de la loi n° 2020‑290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid‑19, soit exposé autrui à un risque de contamination par le coronavirus SARS‑CoV‑2, soit causé ou contribué à causer une telle contamination, à moins que les faits n’aient été commis : 1° Intentionnellement ; 2° Par imprudence ou négligence dans l’exercice des pouvoirs de police administrative prévus au chapitre Ier bis du titre III du livre Ier de la troisième partie du code de la santé publique ; 3° Ou en violation manifestement délibérée d’une mesure de police administrative prise en application du même chapitre Ier bis ou d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement ». Mais le gouvernement est hostile à cet amendement et il n’est pas certain qu’il soit maintenu dans la loi définitive.
Chefs d’établissement : » Nos collègues sont dans l’interrogation »
Alors que la responsabilité des maires lors de la reprise est l’objet de toutes les attentions du Sénat, qu’en est –il des chefs d’établissement , directement responsables de la réouverture des établissements scolaires ? Interrogés par le Café pédagogique, Philippe Donatien, secrétaire général de ID FO et Philippe Vincent, secrétaire général du Snpden Unsa, estiment que les textes les protègent. Mais ils ne sous estiment pas leur responsabilité morale.
« Nos collègues sont dans l’interrogation sur la responsabilité des uns et des autres », nous dit Philippe Vincent. »Mais, selon la loi Fauchon, il faut vraiment commettre des fautes intentionnelles pour qu’on puisse envisager une procédure contre un chef d’établissement. Cependant on ne peut pas l’écarter. Notre problème est de rappeler ce cadre aux collègues : si vous ne respectez pas le protocole sanitaire votre responsabilité est engagée. Le protocole est la meilleure garantie ».
Même appréciation du coté d’ID FO. « Si on en croit nos responsables et la garde des sceaux, notre responsabilité sur le plan pénal ne peut être engagée qu’en cas de faute intentionnelle et caractérisée ». Mais à ID FO, on se méfie de ces assurances et on rappelle l’affaire des espaces fumeurs des lycées. « Ce qui traine dans la tête des collègues c’est l’incident de 2015 quand le tribunal administratif de Cergy a exigé que la loi Evin soit respectée ». « On ne peut pas non plus enlever de nos consciences les responsabilités morales liées à la réouverture surtout quand il s’agit de la santé des élève set de leurs familles. Notre responsabilité est aussi d’ordre morale ».
Si respecter le protocole sanitaire est protecteur et suffit à lever al responsabilité du chef d’établissement, encore faut-il que cela soit possible. Mais est-il vraiment applicable ? « Si on fait la check list on voit que c’est compliqué », dit P. Vincent. « Certains collègues peuvent ne pas y arriver. Le plus incertain c’est la présence du personnel des collectivités locales. Si vous n’avez que du personnel pour nettoyer 4 salles, je vous conseille de ne prendre qu e4 groupes d’élèves « . Tous les principaux de collège attendent de savoir combien d’agents ils auront avant de décider du nombre d’élèves à accueillir. En effet, le protocole sanitaire impose un double nettoyage des locaux, classique et antiviral. « A coup sur on ne peut pas rouvrir les internats », estime ID FO. « En mai ou en juin on va dimensionner l’accueil des établissements en fonction de la disponibilité des agents des collectivités locales », confirme t-il.
Des lois très protectrices
Qu’en pensent les juristes ? Pour Me Valérie Piau, avocate spécialiste en droit de l’éducation, autrice du « Guide Piau, les droits des élèves et parents d’élèves » (L’Etudiant éditeur), cette querelle des responsabilités est « beaucoup de bruit pour rien »
« Il faut remettre tout cela dans son contexte. Selon la Lettre d’information juridique du ministère de l’éducation nationale, pour 12 millions d’élèves il y a eu en 2018 précisément 2701 contentieux dont seulement 935 engagés par des parents. Et dans ces 935 cas, 20 affaires concernant des accidents scolaires. On n’est pas dans une logique de multiplication des contentieux et de judiciarisation extrême. Le nombre de poursuite est très minime ».
« En matière pénale , la loi Fauchon a réduit énormément les cas où on peut poursuivre. On ne peut pas poursuivre quand la faute n’est pas intentionnelle ce qui serait le cas quand on n’aurait pas mis en place avec assez de zèle les règles sanitaires. Il faut » un manquement délibéré à une obligation de sécurité ou de prudence » ou « une violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité ou de prudence » pour qu’il y ait poursuite. Les conditions de l’article 121-3 du Code Pénal pose des conditions très strictes pour une condamnation. Cela réduit énormément les cas où on peut poursuivre au pénal. ».
« Et en matière civile, si une famille poursuit un enseignant ou un chef d ‘établissement, l’Etat se substitue pour le paiement des dommages et intérêts. C’est l’article L911-4 du Code de l’Education. » Dans tous les cas où la responsabilité des membres de l’enseignement public se trouve engagée à la suite ou à l’occasion d’un fait dommageable commis, soit par les élèves ou les étudiants qui leur sont confiés à raison de leurs fonctions, soit au détriment de ces élèves ou de ces étudiants dans les mêmes conditions, la responsabilité de l’Etat est substituée à celle desdits membres de l’enseignement qui ne peuvent jamais être mis en cause devant les tribunaux civils par la victime ou ses représentants ». La jurisprudence est telle que dès que la faute personnelle peut être rattachée au service la collectivité publique se substitue à l’agent ».
Me Piau relève aussi que pour engager une poursuite au pénal comme au civil il faut prouver la causalité entre une faute et un préjudice. « Si un enfant est contaminé par le Covid 19, comment prouver que cela s’est passé au sein d’une école ». Pour elle, on ne pourra pas empêcher des procédures mais la loi sera un frein à d’éventuelles condamnations.
Pour Me Piau, l’arsenal juridique encadre très strictement la responsabilité aussi bien des maires que des enseignants et chefs d’établissement. Seul le climat anxiogène explique leurs peurs. Par contre elle attire l’attention sur un autre point de droit. « Chaque enfant a droit à l’éducation. Or la circulaire du 4 mai édicte des priorités qui peuvent aller à l’encontre de la loi. Des municipalités prennent des arrêtés avec d’autres priorités. Les parents sont au milieu de tout cela. Et pourtant la loi est claire sur le droit à l’éducation… »
Cette dernière remarque souligne l’importance des principes politiques. Avec la reprise, si la question de la responsabilité s’impose c’est parce que le risque de catastrophe sanitaire est bien réelle. Cette perspective affole les consciences. Elle peut aussi soulever l’opinion. Voilà deux forces qui pourraient s’opposer au droit en vigueur.
Propos recueillis par François Jarraud