Amoureux de feuilletons à l’ancienne et fans de séries contemporaines, accrochez-vous si vous voulez suivre les exploits du justicier masqué au feutre et à la cape noire volant au secours des cœurs purs et des filles perdues. Judex est toujours là et il n’a pas pris une ride ! A rebours du vent de liberté insufflé par les jeunes turcs de la Nouvelle Vague soucieux de briser codes et carcans, Georges Franju revendique l’onirisme et la poésie au cœur du réel. Fasiné par la beauté plastique du cinéma muet, adepte du documentaire au réalisme cru (« Le Sang des bêtes », 1949) comme de la fiction dramatique frisant l’épouvante (« Le Yeux sans visage », 1959), il revisite, avec « Judex » en 1963, le feuilleton romanesque et fantastique, cher au romancier et cinéaste, Louis Feuillade, objet de son admiration. Résultat : une œuvre palpitante à la séduction envoutante, fidèle à l’esprit du créateur, d’une stupéfiante modernité.
Banquier criminel, femme en danger et justicier implacable
Générique, carton, ouverture à l’iris, noir et blanc capiteux. Un début en plongée dans le cinéma des origines. A son bureau, cadré en gros plan, l’œil soucieux, le visage inquiet, un homme d’âge mûr en costume strict se confie à son vieil intendant. Il vient de recevoir une lettre signée ‘Judex’ l’enjoignant sous 48 heures de vendre une grande partie de sa fortune pour la donner aux pauvres, sous peine de représailles. Il s’agit du banquier Favraux (Michel Vitold), lequel a organisé une grande soirée pour célébrer les vingt ans de sa banque et officialiser les fiançailles de sa fille Jacqueline. Arrivée du détective Corentin chargé de découvrir l’identité du maître-chanteur. Sur le perron, un vieillard aux cheveux blancs retenu par les gardes vocifère, évoque ses vingt ans de bagne, la disparition de son fils et désigne le responsable de son malheur : le banquier Favraux. Ce dernier le traite de fou et lance : ‘donnez-lui 40 sous et chassez-le !’. Dans l’immense jardin arboré du château, nous apercevons une frêle silhouette enveloppée de blanc. Nous faisons la connaissance de la délicate Jacqueline (Edith Scob) s’approchant à pents lents du fin limier que lui présente son père. Puis surgit Alice accompagnée de son institutrice, Marie Verdier (Francine Bergé). ‘Je vous présente ma petite fille’ dit Favraux sans autre explication.
Le vieil homme réclamant justice dit-il vrai ? Jacqueline, sur le point de se fiancer, serait donc déjà mère ? A peine le temps de s’interroger tant la fiction s’emballe en quelques scènes (dramatiques) se succédant à une vitesse confondante. Le banquier à bord de son automobile sur une route de campagne déserte croise le viellard ‘fou’, précipite son engin contre l’homme et le laisse pour mort au milieu du chemin. Il reçoit bientôt une seconde lettre menaçante signée du même Judex. Au cours du bal masqué et de la soirée festive, un homme habillé de noir, portant un masque d’aigle royal, fend la foule des invités aux masques d’oiseaux, resuscite une colombe blanche puis en fait naître plusieurs autres de son foulard blanc avant de disparaître. Aux douze coups de minuit à l’horloge dorée, Favraux en plein discours s’écroule sur le sol. Mort. Un décès constaté par le médecin.
Intrigue feuilletonnesque, ressorts insolites
Morts violentes, complots et jeux de masques en tous genres, usurpations d’identités, travestissements et coups de théâtre, enlèvements et crimes sanglants se succèdent à un rythme effréné alternant avec quelques moments de répit, parfois associés à la somnolence ou au sommeil, en particulier de l’héroïne fragile, Jacqueline, maintenant seule au monde (et souvent séparée de sa petite Alice). L’action trépidante, -à la mesure des exploits de Judex (Channing Pollock, alors célèbre magicien professionnel, imposé par la production et dont Franju utilise les talents)-, nous fait visiter des caves aux accès secrets, des granges abandonnées sous lesquelles coule une rivière tumultueuse, des petits villages de campagne au calme inquiétant, des immeubles inhabités propices au refuge des malfrats et des demeures bourgeoises d’apparence cossue et dotées de panneaux coulissants.
Des codes et une structure du récit à l’inventivité foisonnante, qui respectent cependant l’esprit du « Judex » écrit, réalisé et décliné en feuilletons (dans la presse et sur grand écran) par Louis Feuillade au début du siècle dernier. Le cinéaste spécialiste des génies du crime, « Fantômas » et « Irma Vep », se voit incité par la Gaumont à mettre en scène une version morale du vengeur masqué pour plaire aux bien-pensants scandalisés par le spectacle de criminels impunis. Georges Franju, pour sa part, ne se contente pas ici de reprendre à son compte ces conventions originelles. Tout en s’appuyant sur les ruptures insolites au cœur du quotidien ordinaire, propres à l’intrigue feuilletonnesque, il magnifie l’esthétique du noir et blanc par des formes nouvelles. Suggestion d’un univers étrange aux lisières du rêve, apparitions récurrentes d’oiseaux ou de chiens comme des signes à déchiffrer, contrastes des couleurs dans les silhouettes et les tenues des héroïnes, déclinaisons des éclairages, des ténèbres au blanc crémeux en passant par toutes les nuances de gris jusqu’à la lumière aveuglante d’un matin pâle au sortir d’un cauchemar.
Fantastique de la réalité, inquiétante étrangeté
Retournements de situations et incroyables rebondissements maintiennent notre attention en alerte. Et pourtant, nous ne sommes pas toujours sûrs de ce que nous venons de voir. Fondus au noir, ellipses ou raccords discordants entre les scènes sèment un trouble tantôt délicieux, tantôt terrifiant, renforcé par la musique originale dissonante du compositeur Maurice Jarre. Comme si nous nous retrouvions dans la peau de Jacqueline, changeant de cadre pour fuir le danger : menacée dans son intégrité, enlevée et séquestrée, privée de ses repères habituels. A plusieurs reprises, nous la voyons allongée, évanouie, vulnérable (sous la menace de la dague de Diana, la séductrice criminelle), inanimée, les paupières closes, dans les bras de Judex son protecteur ou encore le regard perdu dans une chambre inconnue, comme si elle sortait d’un rêve. Franju, en grand admirateur des pionniers du cinéma mut et des maîtres de l’expressionnisme (Murnau, Lang), actualise avec brio les potentialités du noir et blanc en l’associant à son propre imaginaire. Un imaginaire, nourrit par le surréalisme, capable de faire émerger la poésie du monde, son inquiétante étrangeté, à partir de rapprochements saisissants.
La première apparition à l’écran de Judex en homme à tête d’aigle, dévoilée par un panoramique vertical, nous prend de court tout en laissant planer le doute quant à son identité et à ses intentions. Dans un autre registre, plein de tension dramatique, le duel au corps-à-corps sur un toit incliné dans une nuit ténébreuse entre Diana la criminelle en collant noir moulant et l’acrobate Daisy (Sylvia Koscina) en costume de cirque scintillant de blancheur pailletée nous séduit par la grâce poétique teintée de peur se dégageant de ce spectacle à l’issue tragique. Ainsi « Judex » nous plonge-t-il dans un univers étrange et pénétrant, rare dans le cinéma de ces années-là, à la lisière du rêve et de la réalité. Un univers troublant où les chiens de garde silencieux empêchent sans bouger d’un poil des malfrats d’accomplir leur forfait. Un monde dangereux et miraculeux où les colombes à la blancheur immaculée et le magicien redresseur de torts s’affichent comme les alliés indéfectibles de tous les opprimés.
Samra Bonvoisin
« Judex », film de Georeges Franju-Prix Georges Auriol 1963