Entre la crainte et l’espoir, chaque élève, chaque enseignant chaque éducateur espérait la fin d’un cauchemar et le retour à la vie d’avant. Aucun pays, ou presque, dans le monde ne l’envisage. Après plusieurs semaines d’école à distance, le retour en présence n’est pas vraiment là, même pour les classes supposées redémarrer progressivement dès le 11 mai. Ainsi le redémarrage se ferait d’abord progressivement : Une partie du primaire (GS, CP, CM2) pour certains, selon les choix locaux pour d’autres le 11 mai, puis la moitié du collège (6e-5e) le 18 mai. Cela va permettre une distance suffisante dans les établissements occupés à raison d’une classe sur deux (environ). Comme de plus le volontariat sera de mise, il est probable qu’il sera à peu près possible de tenir les mesures sanitaires recommandées… Mais restent les autres élèves : les oracles de la reprise arborent déjà leur toge de plaidoyer pro ou anti numérique, pro ou anti e-learning, visio-conférence et autres padlet, ou école à la maison. Les autres arguent des inégalités à distance pour envisager une vraie reprise et sans numérique. Chacun essaie déjà de se placer pour l’après. A y relire de plus près, « il n’y a plus d’après » (comme le chantait Guy Béart), c’est le présent qui s’impose. Et pour le dire simplement, après 6 semaines d’enseignement à distance, par tous les moyens, il faudra continuer pour la plupart des enseignants comme pendant les semaines précédentes. C’est d’ailleurs ce que confirme le ministre de l’éducation dans les précisions qu’il a apportées au discours du premier ministre quelques heures après.
1 – D’un communiqué à l’autre, mais qu’en penser ?
Bien sûr, l’étayage scientifique des décisions fait aussi partie des éléments qui interviennent dans la prise de conscience de la population, tout en tentant de faire des propositions aux responsables politiques. Les avis se sont d’abord succédé avant que les arbitrages ne soient rendus : quelle école après le 11 mai ? Ce n’est pas la peine de reprendre l’ensemble des éléments contenus dans tous ces documents et propos, mais d’essayer d’en extraire ce qui, dans le cadre de cette chronique peut apporter de nouveaux éclairages sur la place des moyens numériques nécessaires à envisager pour continuer d’assurer la mission d’école.
L’analyse de ces deux documents révèle qu’il ne se pose absolument pas la question d’une « autre école », mais bien de l’école d’avant à l’ère de la pandémie encore active. Certes ce n’est pas de la compétence de ces deux groupes, mais difficile d’entendre des recommandations sanitaires sans qu’elles soient appuyée sur des principes organisationnels de l’enseignement autrement que dans la gestion des groupes, des personnes et des flux. Autrement dit, au lendemain du 15 mars, quand l’école a été fermée, le ministère a envisagé le tout numérique, avant de revenir en partie dessus pour prendre en compte les réalités sociales. Aujourd’hui que les choses sont entérinées, il est dommage que dans un avis scientifique il n’y ait pas une ligne sur cette question des modalités d’enseignement et d’apprentissage dans ce contexte. On fait bien sûr confiance à tous, du ministre au plus amateur des commentateurs pour trouver des pistes d’action. Mais le problème va être bien plus complexe à régler dans la situation post-confinement, car les situations seront variées…. à l’infini.
2 – Ludoviales, états généraux ?
La mise en route et le déroulement en ligne de Ludoviales est-il un signe de rentrée ? Habituellement le rassemblement en Ariège a lieu deux semaines avant la reprise des classes fin août. En ligne et confinés, les organisateurs ont adopté le même calendrier et le même rythme d’organisation. Comme à chaque fois, les passionnés parlent aux passionnés et le bonheur d’être ensemble n’échappe à aucun des participants. Au vu des préconisations sanitaires, on peut s’interroger sur la tenue du prochain Ludovia « physique » à Ax les Thermes. Cela dit, parlons contenu, et comme à son habitude l’équipe organisatrice, en grande partie rassemblée lundi soir lors de la table ronde inaugurale, a montré un tableau francophone international qui a permis d’élargir nos horizons franco-français. Nous recommandons bien sûr à chacun de chercher à faire ces rapprochements d’attitudes selon les pays, cela donne des idées, donne à réfléchir. C’est d’ailleurs l’ambition première de cette initiative qui, dans une période si particulière offre de nouvelles perspectives de travail à distance. La profusion d’ateliers, conférences, tables rondes est suffisamment varier pour que chacun puisse y trouver son compte.
Le ministère propose un ensemble de services libres. Sous la direction du DNE Jean Marc Merriaux (cf. les mentions légales) le site apps.education.fr propose des services pour l’enseignement à distance ou hybride, basés sur des logiciels libres. Cette initiative qui semble peu relayée par le ministère lui-même (le logo de celui-ci figure en bas de la page d’accueil et le lien n’est pas annoncé sur Eduscol) est pourtant une belle initiative et il est intéressant que le ministère la soutienne. Il faudra voir comment, au-delà des habitués de ces applications (ceux qui suivent en particulier l’ancien Framasoft et ses évolutions) ce type de proposition peut rencontrer un écho, non seulement d’estime, mais surtout d’utilisation par les enseignants. De nombreux produits libres et parfois gratuits circulent en éducation, ils sont souvent en concurrence avec les produits commerciaux fermés, mais ils n’ont pas la même force de frappe commerciale ni même le soutien de certaines institutions. L’exemple des ENT est illustratif aussi de cette concurrence.
3 – Il n’y a pas que des satisfactions… pas que des heureux
Cela fait désormais 7 semaines que les établissements scolaires et supérieurs sont fermés. En réalité, ce sont les locaux d’enseignement qui sont fermés et donc la possibilité d’enseigner en salle de classe. Par contre pour certains enseignants, la suite s’est faite à distance en direct par visioconférence, pour d’autres la suite a été un allègement du travail élève aussi bien qu’enseignant, pour d’autres encore c’est l’inverse et cela a été une avalanche de travail pour tous, enfin pour d’autres encore ça été ce qu’on peut considérer comme « la noyade ». Élèves, enseignants, parents, il y a eu de nombreux problèmes amenant tout simplement à un abandon partiel ou total. Il ne faut pas négliger cette partie de la population scolaire qui est probablement bien plus nombreuse qu’on ne le pense. Cela d’autant plus que les formes de cet abandon sont très variables dans leur forme, leur ampleur… Mais aussi que nombre d’enseignants, d’élèves, de parents se sentent coupable de ne pas assumer leurs difficultés dans un contexte qui valorise les « winners », les « makers » etc. A-t-on encore la possibilité (on pourrait dire le droit) d’être en difficulté dans notre société actuelle ? Si nous étions dans ces difficultés dans certains pays outre-Atlantique, nous serions purement et simplement mis de côté… au nom d’une idéologie libérale et individualiste. Fort heureusement, malgré les inflexions libérales venues des années 1970 (Pompidou puis Giscard d’Estaing), l’un des mérites de la crise aura été de renforcer la prise de conscience des inégalités de toutes sortes (et donc numériques) et donc l’importance d’un système social assez généreux et protecteur. D’une part, il nous faut en prendre conscience, d’autre part il faut dès à présent réfléchir aux manières de mieux lutter contre ces inégalités, sans s’illusionner. Nos utopies, de Fourrer à Godin, de Freire à Illitch, nous ont amené à rêver une société idéale, un peu comme jadis Claude Nicola Ledoux (et ses fameuses salines d’Arc et Senans). Il est peut-être temps, en rapprochant toutes ces expériences positives mais aussi négatives, de faire le point plus largement sur l’apprendre dans notre société, sur l’éducation et pas seulement sur l’école…
4 – D’une annonce à l’autre, les médias, la communication et l’angoisse ?
À peine le premier ministre s’était-il exprimé le 19 avril à la télévision, que le ministre de l’éducation répondait, en direct vidéo, aux députés de la commission dirigée par Monsieur Studer. Difficile de comprendre la manière de chacun de s’exprimer, surtout que le président lui-même s’était exprimé à la télévision quelques jours auparavant et qu’il s’exprime quelques jours après (le 24) devant des maires et qu’à nouveau le ministre de l’éducation répond à des interviews à la télévision (RFI – France 24). Et tout cela va amener finalement à une annonce officielle le mardi 28 sur le déconfinement dont le Café a rendu compte et juste après laquelle le ministre de l’éducation a affiné les propositions à la télévision (TF1). Les enseignants et leurs représentants ont fait part de leurs remarques, certains allant même jusqu’à l’ultimatum de reprise sous conditions sanitaires, en particulier, mais pas que… Et surtout, suite à six semaines à distance, on peut s’interroger sur la manière dont les moyens numériques et les pratiques développées par nombre d’enseignants vont se transformer dans le nouveau contexte de vie à partir du 11 mai. En attendant la date fatidique, les questions, les commentaires, les critiques vont continuer leur chemin médiatique. Car il est un fait intéressant à noter, le retour en force des médias de flux (papier, audio, vidéo) dans le panorama social. De plus les politiques de notre pays semblent user et parfois peut-être abuser de ces interviews et autres propos, quitte à se contredire ou à tenter des annonces audacieuses pour faire bouger et réagir les personnes intéressées. Peut-être faut-il voir cela dans la manière dont le ministre de l’éducation parle publiquement depuis la prise de parole du premier ministre le 19 avril et aussi dans celle qu’il a eu de répondre quelques heures après le discours du premier ministre à une interview télévisée sur TF1. On notera d’ailleurs des propos légèrement différents entre les deux ministres à propos des classes du primaire qui vont retrouver l’école le 11 mai. Là où l’un parle de trois classes, le second évoque d’autres classes ! Bref l’incertitude est encore grande… On peut le comprendre, mais fournir des repères pour l’action (dont le protocole sanitaire, la doctrine) est un moyen de s’adapter ensuite aux décisions.
5 – L’avenir du numérique en éducation
Un témoignage récent faisait part d’une utilisation de plus en plus large des outils numériques dits pédagogiques mais aussi susceptible de transformer les pratiques pédagogiques. C’est l’obligation de la distance, une crise majeure, qui finalement impose l’expérimentation individuelle et collective de ces moyens à des fins pédagogiques. Cela est en train de soulever de nombreuses questions qu’il ne faut pas laisser aux seuls passionnés, vendeurs de solutions et autres enthousiastes. Il faudra prendre en compte ces fameuses pratiques du quotidien, celles que j’appelle ordinaires, qui sont celles de la liberté pédagogique, de la prise de conscience d’un changement majeur qu’il faut intégrer au nom du faire société et de travailler en direction des communs.
L’avenir c’est aussi le passé dynamique qui poursuit son chemin. N’oublions pas que pour faire face à ces questions d’inégalités, de fracture numérique, d’éducation au numérique, Henri Emmanuelli (décédé en 2017) avait dès le début du XXIe siècle tenté d’apporter une réponse en dotant tous les élèves de 4e et de 3e d’un ordinateur portable qu’ils emmènent à domicile. On le sait désormais, l’impact social a été au moins aussi fort que l’impact scolaire. Car cette initiative ne s’est pas démentie à ce jour. On sait qu’elle a probablement influencé les projets menés dans les Bouches du Rhône, ceux de Rennes, et plus récemment le plan d’équipement lancé par François Hollande qui avait déjà envisagé cela auparavant dans son département. Cette initiative est peu commentée aujourd’hui et pourtant elle montre bien qu’il fallait avoir une vision d’avenir, indépendamment des pandémies, mais qui prend aujourd’hui une autre dimension. Cette vision d’avenir a été peu relayée dans l’éducation nationale et au fil des ministères qui se sont succédé. Devant la situation, certains, pris par la panique n’ont pas hésité à équiper, mais c’est déjà trop tard… Si cela peut faire réfléchir les pouvoirs publics dans l’avenir….
Bruno Devauchelle