Depuis quelques jours, de nombreux appels de syndicats, de fédérations de parents d’élèves, de chercheurs et d’enseignants se font entendre pour dénoncer les modalités (et la nature même) de la « continuité pédagogique » définie par Jean-Michel Blanquer. Ces nombreux appels font largement écho aux inquiétudes que nous éprouvons sur le terrain.
Il y a d’abord l’évidente question matérielle qui est posée. Enseigner à distance, cela nécessite pour les professeurs d’avoir accès à un équipement informatique de qualité. Or, rappelons que malgré les injonctions ministérielles au télétravail, les enseignants doivent utiliser leur propre matériel… quand ils en ont ! De même, apprendre à distance implique pour les élèves équipement informatique et connexion internet que toutes les familles ne possèdent pas, ou pas suffisamment ! Par exemple, dans mon petit village, un père d’élève, seul avec ses quatre filles en élémentaire, collège et lycée, doit leur permettre de travailler avec un seul ordinateur ! Une rotation informatique à faire tourner… en bourrique !
Il y a ensuite la question de l’accompagnement. Tous les parents ont-ils la capacité, ou même la possibilité (lorsqu’eux-mêmes télétravaillent par exemple) d’aider leurs enfants face aux tâches qui leur sont demandées ?
Il y a, enfin, un impensé majeur dans les discours du ministre et de l’institution : celui des formes d’apprentissage.
Pour faire court, et reprendre un thème cher à Laurent Lescouarch, professeur des universités en Sciences de l’Education, disons que l’on peut définir trois modalités distinctes, et normalement complémentaires, d’apprentissages :
– le formel : c’est l’apanage de l’école. L’apprentissage formel fixe des buts, des modalités, des progressions aux apprentissages et organise des évaluations pour en contrôler l’acquisition et certifier de « niveaux de maitrise ».
– L’informel : il définit aussi des objectifs d’apprentissage, mais laisse libres les modalités de mise en œuvre et ne les planifie pas. Aucune évaluation n’est prévue. L’apprentissage informel se retrouve par exemple en colonie de vacances, centres aérés ou temps périscolaires.
– le non formel : celui-ci ne fixe ni objectifs précis d’apprentissages, ni modalités, ni évaluation… et pourtant il fonctionne ! C’est comme cela que nous avons appris à parler, à marcher, à faire du vélo, à cuisiner, à bricoler… Le non-formel est habituellement le domaine de la famille.
Et c’est là que le bât blesse. Dans cette période de confinement, l’école, enfin surtout son ministre, veut importer l’école, la « forme scolaire », dans les familles. À ce titre, le nom du programme du CNED « la classe à la maison » est une illustration parfaite de cette volonté, et laisse la porte ouverte aux craintes de celles et ceux qui pensent que le jour où il y aura partout « la classe à la maison », il n’y aura plus besoin de « la classe à l’école » !
Or, posons une évidence, la maison, ce n’est pas l’école, et ça ne doit pas l’être. Ce sont deux champs distincts et qui doivent le rester. L’école, c’est le lieu du Commun, où chacun peut avoir accès aux mêmes ressources (même si tous n’en tirent pas le même profit). La maison, c’est le lieu du particulier. On n’y a pas accès aux mêmes locaux, aux mêmes espaces, aux mêmes ressources, physiques, symboliques ou humaines ! La « classe à la maison » acte donc, et légitime d’une certaine façon, les inégalités sociales, financières et culturelles entre les enfants dans leur parcours éducatif.
La « continuité pédagogique » voulue par le ministre de l’Education Nationale, c’est donc la délégitimation de l’école et de la maison dans l’acte éducatif. On délégitime l’école en laissant croire qu’elle peut exister en dehors d’un espace commun, en dehors de la présence active de professionnels formés et en dehors d’une vie sociale qui organise la rencontre de l’Autre. On délégitime aussi la maison en induisant que ce qui s’y passe, ce qui s’y vit habituellement, n’est pas de l’ordre des apprentissages.
Alors, il faut, maintenant, reconnaitre le statut, la fonction particulière de chacun de ces lieux, école et maison, et la spécificité des formes d’apprentissage qui s’y déroulent. Attention à la domination sans partage du formel !
L’école peut, dans cette période particulière et à la rigueur, proposer aux familles des activités formelles de révision et de consolidation à réaliser à la maison, à condition que leurs modalités soient déjà connues et maitrisées par les élèves. Ces activités pourraient permettre de maintenir à niveau les « performances scolaires » et de conserver du lien avec la forme scolaire. Mais l’éducation des enfants aurait tout à gagner à ce que le rôle de la maison, de la famille, soit enfin reconnu et valorisé !
Passons de la continuité pédagogique à l’alliance pédagogique
Dans une période si particulière où le temps long peut enfin exister, l’école devrait encourager les familles à jouer dans leur « zone de confort » en s’appuyant sur leurs domaines d’expertise : cuisiner, discuter, bricoler, jardiner, écouter et s’écouter, regarder, se promener, jouer… des verbes du premier groupe et… de première nécessité pour apprendre autrement, sans pression curriculaire !
Les enseignants peuvent montrer, eux qui savent si bien le faire avec leurs propres enfants comme l’a montré Louise Tourret dans son dernier ouvrage, à quel point cette démarche est utile aux enfants et peut préparer efficacement les apprentissages formels.
Plutôt que de noyer les familles sous les injonctions incessantes qui les mettent en difficulté, permettons-leur de prendre une bouffée d’air frais !
Cédric Forcadel
maitre d’école en Normandie, militant pédagogique et auteur de « Dessine-moi une école où il fait bon vivre »