Après la présentation du plan de déconfinement par le Premier ministre et les mesures en lien avec l’école, les réactions des professeurs des écoles ne se sont pas fait attendre. Beaucoup fustigent le gouvernement qui souhaite coûte que coûte rouvrir les écoles primaires à partir du 11 mai. Une décision qu’il justifie toujours par une volonté d’équité sociale, ce dont doutent la majorité des enseignants qui ont répondu à nos questions.
« J’espère que ce qu’il dit aujourd’hui ne sera pas désavoué demain»
Martine enseigne depuis seize ans dans les Yvelines, elle aussi en éducation prioritaire. Le discours du ministre, elle le trouve très vague, très flou, « un peu comme tout ce qui est dit depuis le début de la crise ». Elle ne manque pas aussi d’évoquer la cacophonie qui a régné, avec les annonces contradictoires des différents membres du gouvernement. « J’espère que ce qu’il dit aujourd’hui ne sera pas désavoué demain par Blanquer. C’est vraiment insupportable ».
Les gestes barrières, la distanciation, elle n’y croit pas. Elle prend pour exemple le fait de tousser dans son coude. «Depuis la grippe aviaire, j’ai appris à mes enfants à tousser dans leur coude, et je tente de le faire avec mes élèves aussi. Et je n’y arrive pas, pourtant je le répète à chaque fois. Mais une fois sur deux, ils oublient. Quand toute ta vie, on t’a appris à tousser avec la main devant la bouche, c’est dur de bouger les lignes… Alors pour ce qui est de rester à plus d’un mètre… ». Elle propose, avec beaucoup d’humour, de faire porter aux élèves un bonnet avec une règle posée dessus, comme elle a vu faire en Chine sur des photos partagées sur les réseaux sociaux.
« Le dernier vendredi avant le confinement, j’étais dans l’eau avec un gamin lorsqu’il m’a éternué dessus en plein visage… C’est ça notre quotidien » conclue-t-elle en riant… Alors enseigner avec un masque, parler, expliquer les consignes… Elle préfère là encore en rire…
« Un gamin qui vous appelle pour vous montrer un exercice, votre premier réflexe, c’est d’aller près de lui pour l’aider »
Ben enseigne dans l’Aude dans une école élémentaire classée éducation prioritaire renforcée. Les difficultés sociales de ses élèves, il les connait bien, cela fait bientôt vingt ans qu’il les côtoie. Pourtant, les retours qu’il a des parents sont plutôt la crainte d’un retour à l’école, malgré les conditions difficiles dans lesquels ils se trouvent, et leur difficulté à accompagner leurs enfants dans leur scolarité. « On ne peut pas rentrer à l’école comme ça sans avoir préparé un minimum. Que cela soit au niveau des locaux mais aussi en termes d’organisation. Comment va-t-on gérer les flux d’élèves, les déplacements ? Tout cela demande à minima une sorte de prérentrée sur quelques jours pour réfléchir ensemble, pour construire collectivement des pistes de réflexion sans pour autant qu’on nous laisse la responsabilité de tout organiser. J’attends des consignes claires de mon inspecteur. Je sais que nous pouvons compter sur lui et qu’il est lui aussi dans l’attente de consignes précises pour ce retour. Tout cela sort de mon champ de compétence, je ne suis ni épidémiologiste ni hygiéniste ».
Et Ben sait de quoi il parle. Depuis le début de cette pandémie qui déstabilise toute la planète, il a plusieurs fois été volontaire pour l’accueil des enfants de soignants. Et c’est loin d’être une sinécure. Les gestes barrières, la distanciation sociale avec un groupe de seulement cinq enfants, dont on peut imaginer qu’ils sont sensibilisés à la question par leurs parents, est impossible à mettre en œuvre selon lui. « Un gamin qui vous appelle pour vous montrer un exercice, votre premier réflexe, c’est d’aller près de lui pour l’aider».
Ben reconnait que pour ses élèves la période est longue et il s’inquiète pour eux. Mais il relativise. « Aujourd’hui, c’est la planète entière qui est arrêtée, ils ne prennent pas plus de retard que les autres. On sait déjà qu’il y a des écarts, on sait que les enfants de profs réussissent mieux, on sait que le confinement n’est pas vécu de la même manière que l’on soit de la classe moyenne et supérieure ou que l’on vive dans un T3 à 6… ». Selon Ben, qui craint de nouvelles périodes de confinement dans les prochaines années, c’est cela qu’il faut aménager. « Il faut donner des moyens sociaux, techniques, des connections pour inventer une nouvelle façon de travailler. Avec par exemple une période de présentiel et de distanciel… et puis, nous enseignants aussi, il va falloir encore nous réinventer, mettre en place de nouveaux gestes professionnels ».
Ben propose des solutions pour les semaines à venir. « On pourrait mettre en place une sorte d’école-drive où les familles viendraient récupérer du travail pour ceux qui suivent et prendre des petits groupes de quatre élèves une heure ou deux dans la semaine pour relancer les plus en difficulté. »
« J’ose espérer qu’ils vont faire confiance au terrain »
Henri est directeur d’une école maternelle en Seine-Saint-Denis. Les annonces du Ministre, il les attendait, comme beaucoup d’autres, la situation étant tellement floue à moins de deux semaines d’un supposé retour à l’école. Dur d’organiser tout cela pour un directeur. Les enseignants de son école sont inquiets, le questionnent beaucoup, et difficile là encore pour lui de les rassurer, malgré ses trente ans de carrière. L’un des premiers points qu’il évoque lors de notre échange est le nombre d’élèves, « quinze élèves, c’est trop, c’est impossible à mettre en place, surtout en maternelle ». Pour Henri, le fait que le ministre ait parlé d’une reprise « progressive » est rassurant. « J’ose espérer que c’est synonyme de souplesse, qu’ils vont faire confiance au terrain, aux équipes, aux parents ». Pour autant, Henri se questionne sur la légitimité d’un retour en maternelle, surtout en petite et moyenne section pour quelques semaines. « Autant je peux comprendre que pour les élèves à partir de six ans et les plus en difficulté, il soit important qu’ils réapprennent à adopter une posture d’élève, autant chez les petits je m’interroge ».
« Penser que reprendre l’école diminuera les inégalités sans penser tout le reste, c’est juste faire de la politique, ce n’est rien que cela »
Christine, c’est ainsi qu’elle a voulu qu’on la nomme en hommage à Christine Renon, est directrice d’une école élémentaire dans l’est de la France. Elle est en colère, très. « On nous dit qu’on fait cela pour les enfants qui vivent dans la précarité, on nous parle de justice sociale. Cela fait cinq semaines que je me bats pour trouver à manger à des familles, cela fait cinq semaines que je me bats pour trouver un toit à ces familles. Pour ces enfants-là aucune annonce. La justice sociale pour ces enfants-là, ce n’est pas juste reprendre l’école. Ils vont continuer à être dans la précarité, on ne nous parle pas de ce qui sera fait concrètement pour eux, pour qu’ils n’aient pas faim, pour qu’ils aient un habitat digne. Penser que reprendre l’école diminuera les inégalités sans penser tout le reste, c’est juste faire de la politique, ce n’est rien que cela ».
Ces inquiétudes, cela fait cinq semaines que Christine les partage, qu’elle interpelle élus, inspection en demandant l’accueil des enfants les plus précaires, ceux qui vivent en hôtel social, au même titre que les enfants de soignants et … commerçants (car oui les enfants de commerçants sont accueillis dans sa commune). Et là c’est une fin de non-recevoir qu’elle a reçu. « Ils m’ont dit ben non ça n’a rien à voir, les soignants et les commerçants sont sur le pied de guerre pour la nation… ».
Concernant les gestes barrières et l’organisation, « on trouvera toujours une solution, nous sommes un corps de métier très ingénieux. Ce qui me fout les boules, c’est qu’on utilise les enfants de précaires pour cacher que c’est pour l’économie… On est un mode de garde, les enfants concernés sont ceux que les parents ne peuvent pas laisser seuls. C’est une honte ».
Le gouvernement connait mal l’école, c’est l’un des premiers constats des enseignants. Une école, ça vit, une école, on y rit, on y joue, on y fait des rondes, des courses … On s’y touche… Un prof, ça parle – beaucoup, ça s’approche de ses élèves pour les accompagner, pour les guider… Il semble évident que les choses vont devoir changer car il y a de fortes chances que ce virus bouleverse notre quotidien pour encore des mois si ce n’est des années. Mais ce changement, il faut prendre le temps de le construire, d’y réfléchir collectivement. Les enseignants ont hâte de retrouver leurs élèves mais aussi leur vie sociale, comme une majorité des français, mais pas dans la précipitation et à n’importe quel prix.
Lilia Ben Hamouda