Dans cette période extraordinaire, mes tentatives d’enseignement à distance m’amènent à prendre encore plus conscience de l’écart dans les représentations de ce qu’est « apprendre » chez mes élèves. Lorsqu’on parle des élèves qui « décrochent » pendant cette période, les raisons évoquées sont souvent soit matérialistes (manque de matériel informatique), soit de soutien familial (manque de suivi familial). Analyses fatalistes en terme de manques que l’on retrouvent fréquemment, confinement ou pas.
Professeur des écoles, j’enseigne en REP, en CE2 et ai 30 élèves dans ma classe (plus deux inclusions Ulis). Je parviens à avoir un contact avec tous les élèves. Chaque jour, ils ont un travail commun « obligatoire » et ensuite ils choisissent une activité, à leur rythme parmi des fichiers que j’ai envoyés (lecture, résolution de problème, calcul mental, expression écrite et orthographe). Je leur demande un bilan de leur exercice commun ainsi qu’un bilan de leur journée. Ce bilan est un bilan réflexif dans lequel je leur demande de me dire ce qu’ils ont fait, mais surtout de faire le bilan de leurs erreurs. Ils ont les corrigés et doivent s’auto corriger. Si avec la correction ils ont compris leurs erreurs ils doivent me les expliquer dans leur bilan. Sinon, ils doivent m’en faire part afin que je les guide vers cette compréhension. Ce bilan est réalisé le plus souvent en vidéo avec Whatsapp. Ils filment leur travail et le commente en arrière plan.
Des erreurs et du savoir
Ce qui me saute aux yeux c’est la grande différence dans cet exercice de bilan vidéo. Quand certains élèves (ceux qui se débrouillent le mieux scolairement) parviennent à m’expliquer leurs erreurs, ce qu’ils en ont appris ou ce qui les questionnent encore; d’autres n’ont pas encore compris l’intérêt intellectuel de ce bilan. Le rapport à l’erreur des élèves est très différent. Pour les plus « faibles », l’erreur est une faiblesse qu’il faut cacher. Ainsi, ils ne font pas le bilan de leurs erreurs, recopient les corrigés sans réfléchir.
J’ai été surpris sur un exercice de conjugaison de constater que les élèves les plus compétents dans ce domaine, avaient tous fait des erreurs dans un premier temps. Puis grâce au corrigé avaient réussi à expliquer leurs erreurs ou alors à me poser des questions si la correction n’était pas comprise. Pour ceux-ci, la correction et les erreurs servent à apprendre. A l’opposé, des élèves plus fragiles en conjugaison avaient fait « tout juste » (avaient-ils recopié le corrigé? S’étaient-ils fait « aider » par leurs parents?).
Les élèves du premier groupe pouvaient par exemple m’expliquer clairement qu’ils avaient écrit « ils penses » car ils savaient que c’était au pluriel mais n’avaient pas réfléchi que c’était un verbe et qu’il devait prendre « nt » à la fin contrairement aux noms. Ou alors ils pouvaient m’énoncer clairement qu’ils ne comprenaient pas pourquoi « tu penses » prenait un « s » à la fin étant donné que ce n’était pas au pluriel. Quand les élèves de ce groupe se montrent capables d’interroger leurs erreurs et d’apprendre d’elles et avec le corrigé fourni, ceux du « deuxième » groupe fonctionnaient de façon très différente.
Pour ceux-ci, soit il n’y avait aucune erreur (étonnant!), soit ils me disaient « Là j’ai fait une erreur car c’était « ent » et pas « es »…sans aucun explication! Ou alors, ils comptaient les « points ». J’ai fait 5 erreurs. Sans rentrer dans aucune explication.
Inégalités dans le comprendre
J’ai été très influencé dans ma pratique par les travaux du groupe ESCOL sur le rapport au Savoir (B.Charlot, J-Y Rochex, E.Beautier, J.Bernardin, S.Bonnéry…). Chaque personne a un rapport singulier au Savoir, à ce qu’est « savoir », à ce qu’est « apprendre ».
Ce que je trouve évident avec cette période d’enseignement à distance, c’est que ces représentations deviennent le principal obstacle à notre enseignement à distance (bien avant les problèmes matériels évoqués ci-dessus et dans la presse).
Selon moi, le sens de notre métier consiste à accompagner les élèves dans leur construction d’un « meilleur rapport au Savoir possible » (rapport au Savoir qui inclut les rapports aux savoirs scolaires, mais aussi le rapport à soi, aux autres, au monde ainsi que le rapport à « savoir »).
Comment enseigner à distance en donnant des corrigés à des élèves qui n’ont pas compris que les corrections pouvaient les amener à comprendre ou tout au moins à réfléchir? Comment présentons-nous ce temps de correction à distance afin qu’il devienne un temps réel d’apprentissage? Que demandons-nous aux parents dans cet accompagnement? Les familles les plus « éloignées » de l’école pensent (avec générosité) qu’il ne faut pas que leurs enfants rendent un travail avec des erreurs. L’inégalité dans le rapport au Savoir des élèves, de leurs familles, et en particulier dans leurs rapports à l’erreur devient criant dans cette période.
Que faisons-nous dans nos classes pour déconstruire ces rapports non constructifs à l’erreur? N’avons-nous pas une part de « responsabilité » dans la construction de tels rapports à l’erreur et à la correction? La dédramatisation des erreurs, si elle est communément admise se résume fréquemment à un « tu as fait une erreur, ce n’est pas grave! », mais un vrai travail sur et à partir des erreurs est encore très rare. Quelle place accordons-nous à la correction? Le but n’est pas de « prendre » les corrections mais de les « com-prendre », les prendre avec nous, pas en dehors de nous.
Faire avancer chaque élève
La situation exceptionnelle que nous vivons, m’amènera à modifier mes façons d’exercer mon métier. Je me sens motivé pour travailler plus profondément encore les rapports à l’erreur et aux corrections des élèves. Apprendre avec ses erreurs, apprendre grâce à un corrigé qui peut m’aider à réfléchir. Chercher toujours à comprendre les choses. Laisser plus de place aux interrogations et aux réflexions des élèves plutôt que les interroger sur les réponses attendues ou pour faire avancer le cours.
Notre but n’est pas de faire avancer le cours mais de faire avancer chaque élève, là où il en est. L’enseignement à distance nous révèle de façon plus évidente encore que nous avons tout intérêt à réfléchir à nos pratiques d’enseignants afin que celles-ci n’accentuent pas la construction de rapports au Savoir qui deviendront les principaux obstacles à apprendre.
On peut très bien apprendre sans matériel informatique ou sans parents ayant fait de grandes études…mais on peut difficilement apprendre si on cherche à cacher ses erreurs, si on en a honte, si on pense que le but de la correction n’est que de « la prendre » pour « obéir » au maitre.
Alors où allons-nous concentrer nos efforts à la sortie de cette « crise »? A l’équipement massif en matériel informatique des écoles et des familles? A l’adoption par des familles aisées de tous les enfants « démunis », dont les parents seraient soi-disant « démissionnaires? Ou à une remise en question de nos pratiques, de la maternelle aux études supérieures sous le prisme du « rapport au Savoir »?
Cette période est propice à l’évocation et à l’élaboration de nouvelles utopies. Penser notre métier en terme de rapport au Savoir, c’est aussi ne pas penser qu’à l’instruction (rapport aux savoirs » mais à l’éducation (rapport à soi et aux autres). Et si on en profitait également pour remettre à plat la notion d’ « échec scolaire ». Où se situe majoritairement l’échec scolaire? Du côté des sans diplômes, des délinquants qui font cramer quelques voitures? Ou du côté des élites qui ont parfaitement su réussir à l’école et qui ont fabriqué le monde inégalitaire et injuste dans lequel nous vivons?
Jean Perbet
Professeur des écoles depuis 22 ans. PEMF depuis 9 ans. Militant au GFEN (Groupe Français d’Education Nouvelle) et au SNUIPP-FSU.