Les enseignants peuvent-ils rester maitres de leur métier sans en définir les bases scientifiques ? C’est la question posée par un nouveau cahier du Girsef (n°121, université de Louvain) publié par Vincent Dupriez et Branka Cattonar. » Quelle place le groupe professionnel enseignant occupe-t-il dans l’organisation du champ scolaire ? Quels sont les savoirs utiles à la profession et comment les acquiert-on ? » Basée sur l’analyse des discours syndicaux, leur étude montre comment, faute d’assumer des choix pédagogiques, les syndicats enseignants perdent de l’autorité sur le métier et acceptent une régulation managériale qui se met en place inexorablement.
Déprofessionnalisation des enseignants
Certes le système éducatif de la Belgique francophone a d’importantes différences dans son organisation avec une organisation très fragmentée avec un privé très important tout en étant fortement régulée. Mais les tensions qui s’exercent dans et sur le métier enseignant ont de fortes similarités avec la France. Ce qui permet de mieux juger les réponses syndicales.
Comme en France, les enseignants belges sont confrontés à de nombreuses réformes verticales au nom de l’amélioration de l’efficacité du système. Vincent Dupriez et Branka Cattonar soulignent deux paradoxes où les enseignants français se retrouveront : « premièrement, si ces politiques se présentent comme des politiques visant leur professionnalisation, les analyses menées à leur propos décrivent des effets qui sont parfois au contraire déprofessionnalisants; deuxièmement, ces politiques dites de « professionnalisation » des enseignants sont rarement initiées ou portées par les principaux intéressés ».
Contradictions
Une première contradiction se niche dans les politiques impulsées. Une partie des politiques éducatives vise à renforcer le « professionnalisme collégial’ des enseignants. Elle cherche » à réguler les pratiques des enseignants en renforçant leurs compétences professionnelles et en encourageant une pratique professionnelle réflexive et collégiale. Ainsi un nouveau référentiel de formation « a mis l’accent sur l’expertise pédagogique des enseignants, l’adoption d’une démarche réflexive sur la pratique, la dimension collective du travail ainsi que l’engagement dans un développement professionnel tout au long de la carrière ».
D’un autre coté, les mêmes enseignants sont soumis au « professionnalisme manageriel », celui qui est impulsé par le New Public Managemant. On leur impose des référentiels standardisés avec mise à disposition d’outils pédagogiques « ayant fait leurs preuves » et on introduit des mécanismes de responsabilisation individuelle et collective : reddition de comptes, accompagnement des établissements défaillants, contractualisation etc. Les pratiques pédagogiques des enseignants sont davantage controlées par des experts et des formateurs. « De nouveaux enjeux émergent alors autour des savoirs professionnels dont la définition tend de plus en plus à leur échapper au profit d’experts externes ».
Des enseignants soumis à des savoirs extérieurs
Ce que montrent Vincent Dupriez et Branka Cattonar, c’est la perte de contrôle sur les bases du métier. « Une caractéristique importante du groupe professionnel enseignant est la relative indétermination des pratiques de ses membres… Alors que les enseignants sont par excellence des transmetteurs de savoirs et de culture, les savoirs relatifs à leur travail restent relativement indéterminés. Les enseignants demeurent d’ailleurs souvent… dans un double rapport d’extériorité vis-àvis des savoirs utiles à leur profession : les savoirs à enseigner sont définis par d’autres et les savoirs pour enseigner sont le plus souvent construits par une diversité d’autres acteurs, parmi lesquels des chercheurs universitaires en didactique, pédagogie et psychologie. Par rapport à des enjeux de reconnaissance et de professionnalité, cette singularité pose évidemment des questions majeures ».
Or, selon les auteurs, les syndicats belges « revendiquent pour les enseignants une meilleure maîtrise des disciplines des sciences humaines susceptibles d’éclairer les pratiques éducatives tout en revendiquant une formation professionnalisante, centrée sur la préparation à des situations professionnelles et reposant largement sur une dialectique entre des moments de pratique (les stages) et des cours plus théoriques. Bien loin de la posture de certaines professions établies, les syndicats enseignants ne revendiquent pas (ou peu) une place pour leurs membres dans la production des savoirs professionnels ni un contrôle sur les lieux de formation des enseignants ».
Ils soulèvent alors les contradictions dans la posture syndicale. « Au niveau du pouvoir des enseignants, l’autonomie dans la classe est revendiquée. Mais au-delà de cette autonomie, individuelle, de l’enseignant dans sa classe, le pouvoir collectif de l’équipe éducative est également souhaité…Le contraste entre la volonté affirmée d’une participation des enseignants à la construction de projets pédagogiques locaux et la réserve syndicale face à la définition de priorités pédagogiques « globales » peut surprendre ». Elle est le reflet de l’absence de contrôle sur les savoirs professionnels. Sans lui comment échapper aux pressions déprofessionnalisantes externes ?
F Jarraud
L’étude : Cahiers du Girsef n°121
Anne Barrère : Au cœur du malaise enseignant
30 ans sans entendre les professeurs