« L’imagination au pouvoir »… Plus de cinquante ans après, ce slogan soixante-huitard est plus que jamais d’actualité. Si seulement nos gouvernants avaient déjà pu imaginer que le coronavirus allait débarquer de Chine, que le service public serait ce phare qui nous permettrait de ne pas perdre le nord… Mais non, ils n’ont rien vu venir, alors comment pourrions-nous leur faire confiance pour avoir une vision de l’avenir ? Comme c’est dommage que notre pays n’ait pas pu avancer davantage vers le revenu contributif, si cher à Bernard Stiegler, qui aurait pu permettre à bien de nos concitoyens de ne pas se retrouver sans un sou aujourd’hui, comme ce million d’auto-entrepreneurs ou ces milliers d’étudiants déjà pauvres. Inimaginable ! Bien regrettable aussi que notre président qui exultait au son de l’Hymne à la joie lors de son élection n’ait pas maintenant soutenu une stratégie européenne originale pour traiter la crise sanitaire, ou à tout le moins la sortie de crise plutôt que de la penser à l’aune rétrécie de nos Régions. Inimaginable ! Ennuyeux que J.-M. Blanquer n’ait pas songé à former dans l’urgence les enseignants à l’enseignement à distance plutôt que de les laisser se débrouiller pour inventer des pratiques déjà éprouvées par d’autres. Inimaginable !
Occasions perdues
Sans doute aurait-il fallu pour libérer leur imagination qu’ils ne soient pas dans le déni d’une réalité par trop angoissante. Il faut maintenir des gestes barrières pour éviter que le virus ne se propage ? Ah, les toilettes des écoles sont en mauvais état, on ne trouve ni savon ni serviette en nombre suffisant dans bien des établissements ? Qu’à cela ne tienne, faisons comme si… N’imaginons surtout pas que l’on pourrait mettre sur pied un grand plan national de rénovation des toilettes ni même que l’on pourrait cesser de contraindre les corps de nos enfants en les laissant plus libres de leurs mouvements dans les écoles. Faisons comme si la continuité pédagogique n’avait qu’à être décrétée pour exister. Alors même que depuis des années il aurait fallu enseigner aux enfants à encoder, permettre aux enseignants de développer des formations entre pairs, accéder à des formations qui permettent de sortir du « cours filmé », notre Ministre est resté dans un cadre très formaté. Le ministère aurait pu par exemple profiter de cette période pour rompre avec le conformisme, permettre aux enfants de mieux appréhender leur corps en leur faisant découvrir des exercices, avec leur famille, de relaxation. Rien pour briser les habitudes alors même que les habitudes disparaissaient. Mais non, on a laissé les un.e.s et les autres se débrouiller pour déconstruire un quotidien ancré dans le XXe siècle, paradoxalement rassurant, les rituels pédagogiques respectés, avec tout de même de petites fenêtres ouvertes sur le XXIe siècle.
Tout le monde y a été de sa vidéo de cours de yoga, de sport dans son jardin, de course sur sa terrasse, de messages sur le Net bidouillés avec les moyens du bord. Et finalement, cela a progressivement permis de recréer des réseaux entre les gens, des personnes qui se connaissaient de loin, des voisins qui ont fait les courses des plus faibles, qui ont applaudi aux fenêtres ensemble, pour rester connectés, quoiqu’il arrive. Bien que très affirmée, la volonté contraignante et pyramidale de nos gouvernants n’a pas empêché l’émergence de solidarités fortes sur les territoires. Les Français ont du temps, le Monde a du temps. Pour réfléchir au monde d’aujourd’hui et à celui que pourrait être celui du lendemain. Cela pourrait-il nous mener, l’air de rien, vers l’Ecole de demain ?
Adapter l’Ecole
Pour commencer, nos enfants n’auront pas cette année suivi les enseignements prévus, quelle que soit la classe dans laquelle ils se trouvent. Comment feront-ils pour ne pas perdre pied dans la classe supérieure ? Difficile d’adapter des programmes au doigt mouillé. Cela serait peut-être l’occasion de pratiquer à grande échelle les classes à double ou triple niveaux pour l’année 2020-2021. Ce serait ainsi la possibilité pour les enfants de développer leur autonomie, leur sens des responsabilités, de renforcer les mécanismes de solidarité au sein d’une même classe, voire de tutorat entre pairs, tout en les aidant à assimiler mieux et plus vite des notions qu’ils auraient dû acquérir l’an passé. Un bouleversement des pratiques qui pourrait aboutir, à terme, à une rupture d’avec l’enseignement disciplinaire afin de pouvoir considérer les problèmes dans leur globalité. L’interdisciplinarité pédagogique peut se réfléchir à partir d’établissements scolaires repensés. Avec des classes maternelles et primaire multi-niveaux et, au niveau du secondaire, une structure unique (collège et lycée) regroupant plusieurs classes pour former des groupes hétérogènes composés de plusieurs niveaux de classes, avec une équipe d’enseignants dédiés.
Le changement des règles d’obtention des diplômes comme le bac cette année pourrait également être une opportunité de revenir sur cette promesse républicaine de l’égalité des chances qui cache en fait l’arnaque désespérante d’une sélection sociale qui ne dit pas son nom. Réfléchir à remplacer un diplôme dont on ne sait plus à quoi il servira dans un monde à +2 ou +3 degrés serait là encore une occasion à ne pas louper.
C’est aussi le moment de travailler sur l’inclusion car une école pensée pour les plus fragiles est une école qui répond aussi aux besoins des plus forts. Contrairement à ce qu’implique un système éducatif fondé sur l’acquisition de la norme, chaque enfant est particulier, et ses besoins varient considérablement, surtout lorsqu’il est en situation de handicap. Il est donc indispensable d’avoir une approche personnalisée. C’est la raison pour laquelle les enseignants doivent être formés pour affronter les différences et les spécificités, et non pas les subir par manque de moyens ou d’expérience.
Des parents véritablement acteurs du système éducatif
Il est tout aussi urgent de revoir le dispositif d’orientation et de suivi des élèves. Il pourrait s’articuler autour d’un professeur principal, en charge du même groupe d’élèves tout au long de leur cycle, indépendamment de leur classe. On remettrait ainsi de la proximité, de la continuité et du lien personnel dans le suivi des évolutions des élèves. Un vrai lien de connaissance, de confiance, d’échange entre l’élève et l’enseignant pourrait permettre l’émergence et l’expression des préférences, des rêves, des potentiels de nos adolescents – contrebalançant les atavismes familiaux, les représentations culturelles, et les influences démesurées des médias. On devrait aussi inventer des « classes passerelles » pour permettre aux élèves en réorientation de reprendre des études dans un cursus de leur choix.
On l’aura vu durant cette période de Covid-19, les parents auront été incontournables dans le travail pédagogique que les enseignants auront poursuivi tant bien que mal. Ces mêmes parents qui doivent véritablement devenir des acteurs de la communauté éducative ; il faudrait considérer la relation adulte-enseignant comme étant une relation partenariale. Coopérer, mutualiser : les familles doivent être partie prenante du parcours scolaire de l’enfant pour qu’il soit bien compris, bien vécu et soutenu par l’ensemble des adultes qui interagissent tout du long de son parcours de vie.
Le bouleversement que notre monde connaît, l’accélération de cette rupture civilisationnelle devrait pouvoir aboutir à un vrai bouleversement de l’Ecole. Parce que le monde dans lequel nos enfants grandissent change à une rapidité stupéfiante, il serait illusoire de vouloir retrouver nos habitudes de l’avant-Covid. Illusoire, ou dommage de passer à côté de ce qui pourrait être une vraie chance pour tous.
Rodrigo Arenas
Co-président de la FCPE