La crise va t-elle raviver les consciences, demande Bruno Devauchelle. « La prise de conscience de notre fragilité d’humains va probablement être à la base de nombreux débats, échanges, recherches, dans les temps à venir, mais pour l’instant nous sommes en expérience « in vivo », sachons l’observer ». Dans ce 4ème journal du confinement il évoque le bac, la personnalisation, les états généraux du numérique et nos consciences…
Relâchement
En cette fin de quatrième semaine sans école, le terme qui semble prendre le dessus est celui de « relâchement ». Dans le même temps les pouvoirs publics annoncent une prolongation au-delà du 15 avril et ainsi ajoutent à l’attente de nombre de personnes, jeunes et adultes, qui supportent difficilement cette situation. Les médias tout comme les échanges entre particuliers évoquent pourtant le plus souvent l’après et organisent déjà les échanges entre prévisionnistes, futurologues et autres prospectivistes qui nous font part de leur sentiment comme quoi après ne sera pas comme avant… Ce que l’on sait depuis longtemps, mais qui fait plaisir à entendre car on laisse rêver sur cet après (les lendemains qui chantent après les grands soirs…). Après avoir tenté de nous tranquilliser en nous parlant de l’après les pouvoirs publics sont confrontés à un problème éducatif central bien connu de tous les enseignants et autres acteurs de l’enseignement scolaire : faut-il toujours des sanctions pour que l’on obéisse ?
Étonnants comportements qui posent la question de la civilité, de la citoyenneté et plus simplement de la solidarité. Il faut bien reconnaître, et nous l’avons écrit précédemment, durer, persévérer, maintenir l’effort est quelque chose de difficile, pas seulement pour les élèves, leurs parents, mais aussi pour les enseignants. Quelques réactions suite à l’annonce de la transformation des conditions d’attribution du baccalauréat montrent cela : si les notes attribuées lors du confinement ne sont pas prises en compte les élèves ne travailleront plus. Ou encore : si le bac est fait en contrôle continu, ce ne sera pas égalitaire car certains, en contrôle continu, surnotent leurs élèves… Le lendemain c’est aussi la peur de la perte du passé, la peur du changement…
Cette semaine a été marquée par divers évènements, des annonces, des propos de toutes natures. Le ministre est un des plus prolixes au vu du nombre d’interviews qu’il donne, lui ne semble pas être en vacances au moins. Mais pourquoi tant d’agitation surtout qu’à entendre tout ce qui se dit on passe de bricolage en rapiéçage. Bref on essaie de s’adapter. Il a fallu près de trois semaines pour comprendre les limites du numérique et tenter d’y remédier : la télévision scolaire est de retour (des enseignants font des cours magistraux devant des beaux tableau noirs, tactiles désormais…), l’envoi de documents papier avec l’aide de la poste pour les élèves qui n’accèdent à aucun des médias de communication (à moins qu’ils n’en veuillent pas). Le ministère a sorti des placards les pratiques les plus anciennes de l’enseignement à distance toutes datées du siècle dernier, alors que bien sûr l’ordinateur et Internet étaient encore inconnus ou étrangers à la population. Les enseignants prennent leurs rythmes de croisière, de la maternelle à l’enseignement supérieur, ils ont tous tenté de prolonger l’activité des élèves, des étudiants. Certes en désordre et en bricolant des solutions provisoires, mais désormais, les premières surprises passées, le rythme s’installe et les pratiques commencent à se ritualiser. Si le ministre a su s’adapter et proposer des solutions alternatives (non le CNED n’est pas la solution exclusive), les enseignants l’avaient largement devancé et trouvé dans leur environnement proche les moyens de continuer leur activité.
1 – La fin d’un examen symbolique ?
Le ministre avait laissé envisager une véritable transformation du baccalauréat lors de la présentation initiale. Malheureusement, entre la transformation des « filières » et l’arrivée des épreuves communes de contrôle continu (les E3C) ainsi que l’évolution de l’application d’orientation Parcoursup, le ministère a bégayé son intention et s’est attiré de nombreuses critiques. Oui, l’intention avait attiré l’attention : il s’est attaqué au monument symbolique du système scolaire français, Napoléon pouvait commencer à se retourner dans sa tombe. Malheureusement la mise en pratique a été un peu différente et les espoirs d’une vraie transformation ont été refroidis.
Ça y est, le ministère de l’éducation a fini par trancher sur les examens. C’est le triomphe du contrôle continu. Enfin on va faire « confiance » aux enseignants et en leur capacité à accompagner et évaluer leurs élèves tout au long de l’année. Mais déjà les questions se posent, les polémiques émergent. Bien évidemment on retrouve les refrains habituels : égalité d’une épreuve finale, évaluation du niveau des élèves, baisse de ce niveau, etc. Les lobbys de l’élitisme républicain ne sont plus très loin… Une question se pose, non pas pour cette année, mais après : alors on le supprime ce baccalauréat ? Et si on s’appuyait sur le suivi en continu des élèves tout au long du lycée… Non les enseignants ne surnoteront pas leurs élèves ou seulement à la marge…
2 – Des vacances pour penser l’avenir : nation apprenante, vacances apprenantes
On peut le constater, le ministre n’est pas en vacances. En instaurant le 18 mars la création du label « nation apprenante », il a repris le slogan de communicants en mal d’expressions bien senties mais aussi il a tenté de fédérer autour de lui les énergies des médias (qui désormais arborent fièrement le logo téléchargeable sur leurs produits). Puis, surprise, il décline cette expression en invoquant les « vacances apprenantes ». Si la nation apprenante fait l’objet d’une présentation sur le site du ministère, il n’en est rien des « vacances apprenantes » pourtant présentées comme un dispositif mis en place le ministère. On peut entendre ainsi le 5 avril : « pendant les vacances d’été, on va monter des modules de soutien scolaire gratuits pour ceux qui en ont besoin. Il y aura du rattrapage et de la personnalisation post-crise. » Cela fait bien longtemps que ça existe pourtant… Après les organisations apprenantes, on transpose à tout va sans se soucier de ce qu’on y met et surtout en oubliant d’accompagner les personnels dans ce projet alors qu’ils auraient peut-être aimé être entendus.
Les vacances scolaires sont une énigme quand on pense apprenante : s’agit-il de la fameuse pause cognitive qui permet de faire baisser la charge mentale ? S’agit-il de reposer les élèves, les professeurs, les établissements ? On oublie, et nous l’avons souvent écrit, nous apprenons tout le temps, mais pas d’une seule manière. Alors les vacances apprenantes, c’est, enfin, le droit d’apprendre autrement ??? sans la contrainte scolaire ?
3 – Les États généraux du numérique
Dans la longue liste de ses prises de parole, Le 5 avril le ministre s’exprime sur France Inter : « Je monterai des états généraux du numérique éducatif à la rentrée, pour faire le point sur les enseignements positifs qu’on veut tirer de ce qui s’est passé. » En interne on sait aussi qu’on s’interrogera sur les points négatifs, les fameux « trous dans la raquette » (une expression qui va devenir culte). Il est vrai que la crise du coronavirus a mis à terre le grand projet poitevin « In Fine » avec sa cohorte de colloques, marchands, Edtech et autres contempteurs du numérique éducatif (dont votre serviteur d’ailleurs).
Du coup l’idée lui est venue de faire quelque chose à Poitiers en fin septembre – début octobre. Cette annonce en a surpris plus d’un qui en était encore à l’abandon d’In Fine de début juin et à la gestion de la crise du Covid-19. Là encore on sent l’improvisation, ou plutôt pour parler politiquement correct, l’adaptation, la réactivité, l’intelligence adaptative… L’idée de ces états généraux risque de se traduire par des débats difficiles autour des inégalités. Pascal Plantard, à deux reprises dans le journal le Monde, les a largement analysées. Mais surtout elles manquent en fait d’une analyse préalable qui sera bien plus importante et nécessaire : les états généraux de l’enseignement/apprentissage face à un cadre de vie quotidienne jusqu’alors inconnu. Le numérique serait alors une des variables à analyser, mais peut-être pas la principale. Il serait intéressant de questionner l’autonomie des élèves face aux apprentissages.
4 – Personnaliser… la chance de la situation actuelle avec le numérique, oui mais pas individualiser l’apprentissage
Personnaliser c’est permettre à chaque personne de faire son chemin dans les apprentissages. Individualiser c’est apporter à chaque individu un parcours différent selon ses caractéristiques d’apprenant. Pour personnaliser un enseignement, il faut une interaction entre l’enseignant et les apprenants (et pas forcément un seul). Avec la situation d’enseignement à distance, les enseignants découvrent plus largement que les parcours dans les apprentissages ne se révèlent pas de la même manière que dans la classe. De nombreux échanges, quand les élèves le peuvent ou le veulent, entre eux et avec leurs enseignants sont porteur de cette possibilité de personnalisation. La compétence principale d’un enseignant, adapter ses propositions aux élèves, est ici renforcée, pour peu qu’il soit à leur écoute. Avec la mise à distance l’écoute est différente et les traces fournies particulièrement intéressantes. Dans nos travaux précédents sur l’enseignement à distance en lycée, avec les enseignants nous avons repéré l’intérêt de ces retours personnels parfois de groupe (les élèves rapportent leurs échanges et leurs interrogations) sous la forme écrite. Le fait de recevoir un écrit n’est pas de même nature que lorsqu’un élève pose une question en classe. D’ailleurs en classe l’effet groupe est parfois étouffant, réduisant les interactions à de simples rituels…
Les moyens numériques apportent cette possibilité nouvelle que la classe traditionnelle ne permet pas ou difficilement. Ainsi on peut espérer qu’une réflexion plus large sur la personnalisation dans l’enseignement se développe après la crise actuelle. On peut espérer qu’elle prendra la place des travaux sur l’individualisation qui sont souvent marqués par un fond idéologique libéral de concurrence entre élèves. Personnaliser les apprentissages peut s’appuyer sur le numérique et en particulier sur l’hybridation qu’il permet : associer synchrone et asynchrone, pourquoi pas ?
5 – Le confinement réveille-t-il les consciences ?
L’intérêt de vivre cette période est qu’elle interroge, non pas dans les cénacles verbeux, mais dans la quotidienneté du travail de chacun de nous. Le terme « télétravail » est particulièrement intéressant à ce propos. Pour les enseignants comme pour les élèves, le télétravail est aussi une réalité qui s’impose. Ce questionnement, qui bien sûr ne concerne pas tous les métiers, permet de penser à une hypothèse de « continuité cognitive et sociale ». Et si l’hybridation (mélange présence et distance) devenait un mode d’organisation ordinaire que ce soit au travail comme à l’école ! Certes on peut rêver à des lendemains meilleurs, mais soyons pragmatiques. On observe des comportements qui montrent qu’apprendre à distance, travailler à distance, collaborer à distance est bien plus accessible qu’on ne le pensait. Même si certaines activités, certaines filières ne peuvent se concevoir sans présence, en formation, on sait qu’il y a des possibilités de remédier par la simulation ou la réalité virtuelle à une partie (et seulement une partie) de ce problème : on peut le voir dans la formation sur certains processus industriels comme sur la formation des réanimateurs et personnels de ces services. Certes pour ces derniers il leur faut un jour être face à des « vrais malades » mais une partie de l’apprentissage se fait aussi dans une certaine distance.
L’autre dimension qu’apportera ce confinement est probablement, à l’instar de plusieurs philosophes et chercheur, la prise de conscience de notre lien avec l’environnement. C’est en particulier autour de la notion de mobilité que se jouent les questionnements. Quels sont les coûts écologiques et plus largement en termes de développement durable (écologie, économie, social) de cette situation et quels enseignements pourra-t-on en tirer ? Il faudra bien sûr évaluer le ratio bénéfice/maléfice de ces transformations. La prise de conscience de notre fragilité d’humains va probablement être à la base de nombreux débats, échanges, recherches, dans les temps à venir, mais pour l’instant nous sommes en expérience « in vivo », sachons l’observer…. apprenons à nos jeunes à savoir le faire : écouter notre monde.
Bruno Devauchelle