Peut-on à chaud tirer de premières leçons de ce que l’expérience inédite du confinement a pu engendrer chez les professionnels de l’éducation, les élèves et leurs parents ? Certaines pratiques minoritaires se sont-elles généralisées, de nouvelles ont-elles fait leur apparition ? Les rapports entre professeurs, élèves et parents ont-ils évolué, les représentations des uns et des autres ont-elles changé ? Comment l’institution Education nationale sur le terrain a-t-elle vécu et vit cette épreuve ? Pour commencer à y répondre, on dispose d’une multitude de témoignages, de prises de position, d’expressions de toutes sortes qui permettent d’avoir un premier retour . Mais il est beaucoup trop tôt pour se faire une idée plus fine et plus précise en l’absence d’enquêtes qui permettraient de mieux prendre la mesure des réalités dans leur diversité.
Le masque du « numérique éducatif »
Confrontés à la nécessité d’enseigner « à distance » pour assurer la « continuité pédagogique » de la « nation apprenante », les enseignants ont éprouvé à quel point les équipements et dispositifs à leur disposition manquaient de fiabilité et de disponibilité. Sous prétexte que tout le monde (ou presque) possède un téléphone portable (pas toujours « intelligent » d’ailleurs), l’air du temps fait comme si tout le monde (enfants, adultes, « aînés ») était « connecté » et disposait d’un équipement individuel permettant d’interagir à distance avec l’ensemble du monde. Bien entendu c’est faux, et lorsque les enseignants confinés chez eux doivent, avec leurs équipements personnels, faire comme si c’était le cas, la réalité éclate : inégalités sociales d’équipement des familles, domination fonctionnelle des outils grand public des seigneurs numériques (les GAFAM), faible utilisabilité d’une majorité de services et ressources parascolaires des « edtech » trop redondantes ou éloignées des besoins bien compris des professionnels.
Face à cette réalité, les enseignants technophiles avaient un temps d’avance sur leurs collègues : ils connaissaient les pièges, les bons outils et les bonnes ressources, les bonnes façons de s’adapter aux réalités techniques locales, etc. Ils ont sans doute pu tutorer les moins avancés et les moins formés. D’après les témoignages, tous s’y sont mis avec les moyens du bord aux prix d’innombrables difficultés. L’essentiel était de maintenir le contact régulier avec les élèves, ce qui s’organise très différemment au primaire et au secondaire, le nombre d’intervenants par élève et l’autonomie des élèves n’étant pas du tout comparables. Il semble aussi qu’une part importante de l’énergie devait passer à régler des problèmes logistiques, ce qui n’est sans doute pas conforme à l’exigence d’efficacité et d’utilisation optimale du tutorat professoral à distance !
A lire certains commentateurs sur ce que le confinement a révélé sur les limites du « numérique éducatif », on a l’impression que les aspects pratiques de la relation enseignant-élève dans cet enseignement à distance, pourtant cruciaux sous l’angle relationnel et pédagogique, sont relativement secondaires et que comptent avant tout les aspects techniques. A l’évidence il s’agit d’une divergence d’appréciation. D’un côté, l’approche technologique concentre son attention sur l’insuffisance des équipements, leur retard, leur disparité, leurs non-utilisation ou mésusages, etc. Ils en viennent à réclamer des investissements massifs pour, au plus vite, pallier les manques avant la prochaine épidémie et former massivement. Certains vont même jusqu’à prédire la fin programmée de l’école en présentiel qui aurait prouvé en vraie grandeur, au cours du confinement, son inutilité à l’ère de la « révolution numérique ». Ils attendent du confinement qu’il joue un rôle d’accélérateur dans la prise de conscience des autorités sur l’inéluctabilité de leur prédiction technoscientiste.
De l’autre côté, l’approche pédagogue s’intéresse d’abord aux finalités et cherche à comprendre ce que signifie « l’école à la maison » en termes de démarches facilitatrices et d’apprentissages, avec ou sans l’aide d’adultes présents : quels sont les objectifs à poursuivre pour ne pas perdre l’attention des élèves et comment faire concrètement pour favoriser leur activité intellectuelle et expressive malgré l’éloignement « social » autant que physique ? Quels sont les manques que le confinement provoque, notamment en termes de socialisation entre élèves, comment les limiter grâce à des activités qui les mettent en relation ? Comment éviter le décalque de pratiques de classe qui risqueraient d’être inadaptées au contexte d’autodidaxie familiale, si l’on ose cet oxymore ? Dans cette approche, la continuité d’une scolarité avec son lot d’exercices à but d’évaluation notée paraît pouvoir être mise entre parenthèses au profit d’un cocktail d’activités d’entraînement et d’autres axées sur les méthodes de travail et la découverte à thèmes.
En matière de « numérique éducatif’, on peut donc faire l’hypothèse que, si c’est le regard des praticiens qui pilote l’approche technologique, les finalités et objectifs ne seront pas oubliés en cours de route. En revanche, si c’est le regard des fournisseurs de service, des opérateurs (ou de leurs lobbys) qui pilote, avec quelques conseillers « enseignants » en mascotte, les sur-promesses pédagogiques risquent d’être extravagantes ou à but marketing, mais déconnectées en termes d’utilité, d’utilisabilité et d’acceptabilité pour reprendre ici une grille d’analyse d’André Tricot servant à évaluer les dispositifs et ressources numériques dans leur contexte d’utilisation réel. Ces trois critères devraient pourtant être les vrais « juges de paix » sur la qualité des offres. Ce sont leur faible prise en compte qui explique les déconvenues de nombre d’offres actuelles du marché qui préfèrent rechercher le soutien technocratique des pouvoirs publics pour imposer leurs solutions à l’opérationnalité contestable plutôt que de remettre sur le métier ce qui ne correspond pas ou peu aux besoins des professionnels sur le terrain.
En prenant d’ores et déjà comme décision d’organiser « les états généraux du numérique éducatif » dès la prochaine rentrée, le ministre va-t-il s’inscrire dans l’approche pédagogue ou technologue ? Si la technocratie arbitre en faveur du lobby de la « edtech » et des seigneurs numériques qui se tiennent en arrière-plan avec leurs incontournables infrastructures, matériels et applications, si la technocratie confirme son alliance de fait déjà amorcée, on voit mal comment, après l’expérience du confinement qui a aiguisé le regard des enseignants sur cette question du numérique, elle pourra leur imposer ses vues d’en haut en leur demandant de révoquer leur perspicacité pédagogique pour se caler sur des automates.
Quoi qu’il en soit, cette question du « numérique éducatif, comme souvent, sert de masque pour éviter de poser les grandes questions systémiques sur le sens des apprentissages scolaires et sur la structuration des études dans le système français. Mais c’est un autre sujet qui nous éloigne du Covid-19 !
Fin du confinement entre enseignants et parents ?
Il est courant de déplorer une forme d’ignorance réciproque entre parents d’élèves et enseignants. Les premiers méconnaîtraient la charge de travail des seconds, comme les subtilités et difficultés du métier. Les seconds seraient trop portés à ne pas vouloir justifier leur choix de méthode et leurs évaluations pourtant si importantes pour l’orientation des élèves. Les premiers sont accusés d’avoir des comportements consuméristes motivés par le strict intérêt individualiste. Les seconds sont soupçonnés de garder pour leur usage personnel les codes secrets de la réussite scolaire qui bénéficient à leurs enfants.
S’en tenir à des généralités sur ce sujet complexe est sans doute réducteur, les situations et attitudes pouvant être fort variées en fonction du niveau scolaire, des contextes d’établissement, des milieux sociaux, des attaches idéologiques, etc. Mais ces représentations semblent suffisamment installées pour être évoquées. Comment allait donc se passer le rapprochement obligatoire, dû au confinement, entre ces deux univers réputés étrangers l’un à l’autre ?
Les trois premières semaines qui viennent de s’écouler ont montré des enseignants et des parents aux premières loges pour assumer la (dis)continuité pédagogique, forcés par les circonstances à une nouvelle autonomie débrouillarde, propice aux doutes mais aussi aux (re)découvertes. Ils ont dû et doivent toujours actuellement improviser avec les moyens du bord pour faire face à la situation, dans l’effort partagé et parfois la douleur. Chacun depuis son « chez soi » peut apprécier ses limites en voyant mieux en quoi consiste le travail scolaire quotidien d’explicitation et d’étayage. La taille et la disposition de ce « chez soi » est d’ailleurs tout sauf neutre, notamment pour les familles où le coin individuel par enfant n’est pas du tout la norme (voir Bernard Lahire). Sans condition de travail appropriée, comment apprendre à la maison ? L’une des vertus du confinement est ainsi d’avoir montré que le thème médiatique du « home schooling » reste un marqueur (marginal) pour familles privilégiées avant d’être un vrai débat de société !
Cette expérience partagée entre enseignants et parents leur permet de mieux comprendre où se situe la division du travail entre eux, chacun pouvant mieux apprécier les différents rôles en jeu et les limites à ne pas dépasser sans risquer un dysfonctionnement ou un échec.
Du côté des parents, ce qui est apparu de façon plus nette que jamais, c’est sans doute la place irremplaçable des enseignants non seulement dans les activités d’enseignement tutoré mais aussi dans les activités de socialisation. Du côté des enseignants, ce qui s’est révélé de façon également plus décisive c’est le poids du contexte familial dans l’engagement scolaire des élèves. Ce n’est pas une révélation, bien entendu, mais cette réalité est plus intrusive lorsque l’élève auquel on s’adresse est dans son univers familial. Impossible dans ce cas de l’oublier ou d’en sous-estimer le poids.
De nouvelles complémentarités entre ces rôles d’adultes entourant des élèves ont pu se faire jour dans l’action quotidienne permettant l’ouverture d’un dialogue autour de questions auxquelles les deux parties portent attention ensemble. Sur la base de ce type d’expériences, la question qui se pose aujourd’hui est de savoir si une nouvelle alliance entre les enseignants et les parents pourrait se nouer permettant de créer un large front de soutien, comme pour la santé semble-t-il, pour toutes les initiatives en faveur de l’école publique et de son amélioration. En sera-t-il fini des campagnes de « prof bashing » visant à installer dans l’opinion l’idée que la privatisation est la meilleure issue ? L’état d’esprit connivent entre parents et enseignants, comme effet collatéral bénéfique du confinement, pourra-il survivre dans l’après, une fois les routines redémarrées et les hauts responsables revenus à leur agenda de « réforme » ?
Quel virus va l’emporter ? Celui du service public ou de la privatisation ?
En constatant la situation dégradée de l’hôpital public au début de la pandémie, l’opinion publique s’est vite interrogée à bon droit sur la part de responsabilité des politiques de restriction des services publics dans cette situation dramatique. Les fermetures de structures, de services, de lits, les pénuries de personnels soignants et de médecins, la régression vers des déserts médicaux, la pénurie de matériels et d’équipements de protection, l’externalisation de la production pharmaceutique, tous ces phénomènes ont les mêmes causes systémiques et sont le fruit de politiques délibérées. Les protestations des professionnels de santé, encore récentes, et des populations concernées n’ont pas réussi à les neutraliser. Or il semble bien que les résultats cumulés de ces politiques expliquent une part notable de l’intensité hors normes des dégâts causés par le coronavirus.
Le parallèle entre la santé et l’éducation saute aux yeux. Comme l’hôpital public, l’école publique a subi les mêmes assauts : restrictions budgétaires qui ont entraîné de nombreuses fermetures de classes et d’écoles restreignant l’offre de scolarisation, faiblesse et stagnation des rémunérations des enseignants qui expliquent la crise des recrutements, coupes claires dans le financement de la formation initiale et continue des professeurs que l’on accuse ensuite de mal faire leur métier, transfert systématique de fonctions d’intérêt général des administrations centrales et des organismes publics vers des prestataires privés, avantages concédés au secteur privé hors contrat à travers divers programmes décrétés prioritaires, etc. La mise en avant récurrente de la vieille revendication du chèque éducation fait également partie de l’offensive en faveur d’une privatisation rampante de l’Ecole (1).
Comment la difficile reprise après le confinement va donc être pilotée ? En laissant libre cours au virus de cette privatisation rampante selon la pente des gouvernants depuis plusieurs quinquennats, ou, au contraire, en allant vers une restauration rapide de l’Etat social et de sa capacité à gérer efficacement les fonds publics, à encadrer le marché en faveur du progrès social, à faire respecter le défi écologique ? C’est un vaste sujet. Il est trop peu abordé dans les débats de politique scolaire qui laissent dans un angle mort les divergences d’intérêt entre les ayant-droits. L’orientation élitaire, caractéristique du système français, ne pourra être corrigée par des mesures de privatisation même déguisée derrière les sempiternels mots d’ordre de la méritocratie républicaine. N’est-il pas temps de sortir la politique scolaire de son confinement et de ses faux-semblants ?
Philippe Champy
Auteur de « Vers une nouvelle guerre scolaire : quand les technocrates et les neuroscientifiques mettent la main sur l’Education nationale » (La Découverte, 2019).
Voir l’interview au Café pédagogique
Note :
1 – Voir l’excellent numéro de la Revue internationale de l’éducation de Sèvres consacré aux privatisations de l’éducation : https://journals.openedition.org/ries/9066 . Et dans le Café