« Le COVID 19 aura mis à nu les fractures sociales et aura permis de montrer que ce n’est pas l’école qui crée les inégalités, même si elle ne parvient pas à les combattre. Combattre pour une société plus juste devient une urgence sanitaire ». Ancienne directrice à Bobigny (93), enseignante engagée, autrice de plusieurs livres, dont « Trop classe », Véronqiue Decker a rendu visible le quotidien d’une enseignante de Seine-Saint-Denis. C’est en partant de la réalité des conditions de vie des familles du 93, du fonctionnement des écoles et de ce qu’ont vécu familles et enseignants, qu’elle évoque les urgences de la reprise.
Beaucoup d’enfants auront décroché
Plus le temps passe, et plus la perspective du troisième trimestre à l’école s’efface chez les enseignant-es. La tête dans le guidon, voire même dans les guidons de plusieurs vélos en même temps, les enseignantes jonglent entre les envois de travaux, de jeux, de vidéos pédagogiques, de conseils d’émission de télévision, et des tentatives de classes virtuelles qui se heurtent en banlieue à deux écueils majeurs : la sur-occupation des logements qui font qu’il n’est plus possible d’entendre ce que dit Souleymane, car ses deux frères se chamaillent et hurlent derrière lui, que la télé est restée allumée, et le fait que la plupart des enfants ne disposent que d’un téléphone portable pour faire lien avec ce qu’envoie l’enseignante. Le gouvernement est en train de mettre en place des envois de travaux par courrier, mais le temps que les codes arrivent puis que la poste relaye, alors que désormais les facteurs ne passent pas chaque jour, beaucoup d’enfants des cités auront déjà décroché. Jessica, qui ne savait lire qu’à peine, ne lit plus du tout et préfère s’occuper de son petit frère et regarder la télé avec maman.
Les enseignants ont tous et toutes progressé dans l’usage des ressources informatiques. Certains ont découvert Canopé, Zoom, le CNED, comment faire une classe virtuelle, beaucoup ont partagé leurs ressources, mais au prix d’heures de travail et d’engagement personnel qui sont totalement contradictoires avec la décision du gouvernement de geler le point d’indice et de bloquer leurs salaires. La demande de la hiérarchie d’accabler les enfants de travail scolaire, sans néanmoins mettre en difficulté les élèves s’apparente à une gageure, car soit les enseignants se contentent de révisions, et les enfants restent en stagnation, soit ils abordent des nouvelles notions et seuls les plus étayés seront au niveau à la rentrée. Bien des enseignants ont compris que leur équipement informatique actuel ne leur permet pas de gérer ce qui leur est demandé : pas de web cam, pas de carte permettant de gérer des lourds fichiers vidéos, un ordinateur partagé avec leur mari ou leur femme, qui impose un partage des horaires pénible à vivre.
Néanmoins, les parents, comme les enseignants, ont réussi à se surpasser pour surmonter les épreuves. Certains ont bravé le confinement et sont allés acheter des imprimantes, d’autres ont investi dans des cahiers de révision, ne comptant que sur eux même pour veiller à une progression régulière. Beaucoup apprécient que les enseignantes appellent, demandent des nouvelles, envoient des ressources. Mais, chaque semaine, des familles finissent par se décourager, ne parviennent pas à gérer les travaux des lycéens, des collégiens et des écoliers, et finissent par laisser tomber pour les plus jeunes, ou les plus en difficulté ceux qui, sans accompagnement ne parviennent à rien de bon.
Les groupes WhatsApp ont fleuri, les parents comme les enseignants ont tenté de conserver des liens et de l’entraide avec les données auxquelles ils accédaient. Dénués de portables professionnels, certains enseignants ont donné leur numéro personnel aux parents. Les enseignants, sommés comme les parents de gérer le travail de leurs propres enfants en plus du leur, ont mieux compris les difficultés à jongler entre la vie de famille et le rythme de télétravail demandé à de jeunes enfants. Les parents réalisent qu’il est difficile d’être enseignant, qu’il faut de la patience et de l’autorité pour mettre les enfants au travail et cela les a rapproché.
Dans toutes les écoles, des élèves ont décroché dès la première semaine, certains parents n’ont jamais pu être joints. D’autres l’ont été mais ne disposaient pas d’outils permettant ce télétravail, d’autres familles, qui ont continué à travailler, partaient chaque matin avec leur smartphone et les enfants n’y accédaient pas jusqu’au soir. Certaines familles d’origine étrangère ont préféré être confinées dans leur pays d’origine. Certains parents ne veulent pas donner leur smartphone à leur enfant. La classe virtuelle ce n’est pas possible si les enfants ne se connectent pas. Les enseignants appellent au téléphone, mais dans certaines classes, moins du tiers des familles répondent.
Un temps pour se poser et réfléchir ensemble
Alors, qu’attendent les enseignants pour la rentrée : sans doute en premier plus de reconnaissance sociale, comme tous les fonctionnaires qui ont fait fonctionner les services publics. Cela fait trop d’années qu’on se moque du mammouth à dégraisser. Chaque français a été heureux de pouvoir s’appuyer sur un hôpital public, des écoles publiques et des services publics qui ont tenus bon dans des conditions ubuesques de fonctionnement sans moyens. Il faudra sans aucun doute renforcer l’ensemble des services publics.
Mais comme les infirmières et les médecins, les enseignants ont besoin de matériel pour fonctionner et la gestion site par site, académie par académie, ville par ville est le plus sûr chemin de l’inégalité sociale dans un pays dont la devise reste liberté égalité fraternité. Tous attendent de véritables moyens pour travailler dignement, des masques, des blouses, des respirateurs, et pour les enseignants, d’ordinateurs, des TNI en classe, des tablettes pour les élèves, avec des formations pour récupérer et créer les contenus dont ils ont besoin.
Que ce soit en mai, en juin ou en septembre, il faudra donner aux équipes un temps de concertation, pour se poser et réfléchir ensemble avant de reprendre. On ne saurait passer d’un tunnel à un nouveau chantier sans revoir un peu la lumière. Il faudra réfléchir à l’organisation d’une réelle différenciation. Il faudra des moyens pour aider ceux qui auront décroché.
Former à la différenciation
Or le gouvernement, avec le dispositif « vacances apprenantes » semble bien mal parti, puis qu’il propose de l’aide par internet, aux élèves qui sont déjà connectés. Il faudrait précisément organiser l’inverse, et attendre la fin du confinement pour aller rechercher ceux qui ne peuvent pas communiquer virtuellement. Un peu comme le dispositif « devoirs faits », sur lequel le gouvernement a beaucoup communiqué l’an passé, mais sans dire qu’il commencerait en novembre, deux mois après le début des devoirs, pour d’arrêter en mars, non par en raison du confinement, mais parce que les crédits alloués étaient déjà consommés.
Il faudra former à la différenciation, et sans doute donner enfin plus à ceux qui ont eu le moins en installant de nombreux dispositifs « plus de maîtres que de classes » en élémentaire et des heures de demi groupe en collège et en lycée pour donner plus d’heures aux élèves qui auront le plus souffert scolairement du confinement. Il faudra rétablir de véritables RASED implantés dans l’établissement ou le groupe scolaire pour construire des ateliers spécialisés pour les élèves qui auront décroché complètement, au-delà de la remédiation scolaire.
Dans certaines écoles REP, c’est plus de 20 % des élèves qui sont égarés. Les classes tenues par des enseignants expérimentés ont sans doute mieux tenu le choc. Mais les professeurs stagiaires, les remplaçants, les contractuels qui ne connaissaient ni les enfants ni les familles ont été à la peine et parfois c’est plus de la moitié de la classe qui a disparu des radars. D’autant que sans possibilité d’imprimer, ni de recevoir sur un écran de taille acceptable, les difficultés s’accumulent.
Contenus et contenants
Le gouvernement ne semble pas s’en rendre compte et envoie un questionnaire interrogeant les directions d’école sur la connexion internet, mais sans permettre de cocher smartphone, alors qu’il s’agit du support le plus courant pour les familles. Et l’administration ne s’interroge pas non plus sur le nombre délirant d’impressions faites pour corriger les travaux des élèves renvoyés par écran, le prix des cartouches d’imprimantes, et le temps passé sur écran, bien au-delà du temps d’enseignement habituel.
Le gouvernement s’est focalisé sur les contenus, et il découvre en ce moment que sans contenants, les contenus n’ont pas grand intérêt. Les enseignants sont capables de créer eux même d’excellents contenus. Mais ils ont besoin de formations aux outils et d’outils pour le faire, et pour que leurs élèves réceptionnent ces contenus. L’enquête qui va permettre au ministère de découvrir qu’en fait « on n’était pas prêt » arrive bien tard face aux mensonges performatifs du ministre dans tous les médias.
Les élèves des collèges, des lycées et ceux des lycées pro se débattent avec des ENT poussifs, des profs qui tentent de refaire contact avec eux via même les plates-formes de jeux vidéo constatent jour après jour à quel point rien n’était prêt, ni pour la continuité pédagogique, ni pour les hôpitaux publics, ni pour les maisons de retraites. Pour les examens, les notes, les validations, rien n’a été prévu qui permettrait d’évaluer les élèves. Le « contrôle continu » va faire apparaitre les différences de notation entre les établissements, et l’absence généralisée d’harmonisation réelle.
Rétablir l’éducation à l’hygiène
Pour finir, il faudra sans doute remettre des normes d’hygiène scolaire plus strictes, afin que tous les élèves, de la maternelle à l’Université puissent se laver les mains au savon plusieurs fois par jour, dans des toilettes propres, disposant de savon et de papier, et imposer le nombre d’agents nécessaires pour que ces lieux d’aisance soient nettoyés aussi souvent que ceux des restoroutes. Et puis réfléchir au programme et au socle commun, qui n’enseigne ni le droit, ni la santé, ni l’hygiène, ce qui permet toutes les fake-news, les abus et les arnaques.
L’éducation à l’hygiène publique, si présente dans les écoles jusqu’au milieu du siècle dernier devra sans doute faire son retour. Le simple savon, les serviettes, le papier de toilette, l’eau de Javel vont reprendre leur place au milieu de tous les produits fleuris, colorés, assortis de nombreuses publicités, mais qui n’ont pas l’efficacité rustique des produits de base. Il faudra des normes de nombre de lavabos par élève, permettant à tous les élèves de se laver les mains. Il faudra des normes de nombres d’agents par école, permettant de nettoyer plusieurs fois par jour tous les lieux d’hygiène.
Colère et rancoeurs
Il faudra aussi venir à bout des ghettos sociaux qui redeviennent sources de contamination, et réinvestir la construction de logements publics destinés aux plus pauvres. Cela paraitra sans doute le moins important à la rentrée, face à l’urgence d’une rentrée derrière une période dans laquelle certains élèves auront travaillés pendant six mois, été compris, et ceux qui auront eu un grand vide dans lequel violence, sur-occupation du logement, anxiété des ressources de la famille et parfois décès de proches auront frappé l’envie de grandir et d’apprendre.
Les équipes auront sans doute plaisir à se retrouver, comme les élèves auront plaisir à retrouver leurs copains, mais la colère et les rancœurs de cette gestion toute entière tendue vers les dépenses de contenus virtuels aux dépens de la réalité matérielle et concrète des familles, des enfants sera sans doute encore là. Le COVID 19 aura mis à nu les fractures sociales et aura permis de montrer que ce n’est pas l’école qui crée les inégalités, même si elle ne parvient pas à les combattre. Combattre pour une société plus juste devient une urgence sanitaire.
Véronique Decker
L’ouvrage est actuellement en accès gratuit sur le site de l’éditeur Libertalia