« Les fameux « absents à distance » ne le sont pas uniquement par manque de connexion, ou par manque de compétence de travail à la maison, mais ils sont aussi absents, entre autres, parce que l’école ne leur apporte pas ce qui leur permettrait de s’y sentir à leur place et de pouvoir en faire un levier pour leur propre développement ». Dans ce 3ème épisode de sa chronique, Bruno Devauchelle revient sur la question des inégalités face à l’enseignement à distance.
Ouf les vacances arrivent ! Le ministre ne pourra pas faire de pause car les trois zones vont être en décalé (semaines glissantes) et surtout le défi de la fin de l’année s’annonce avec ses fameux problèmes de certification, de diplomation, de passage dans la classe supérieure et dans l’orientation en particulier. Parcoursup continue sa vie, mais le baccalauréat résistera-t-il ? Faut-il une année blanche ? Mais blanche de quoi ? Les moyens numériques et la situation de confinement n’ont pas résolu le problème global qui confère à l’exigence régalienne du programme et des évaluations diplômantes une porte de sortie. Non on ne passera pas le bac à distance !!! par contre il est bien possible que le brevet des collèges passe à la trappe (définitivement ???) au vu de l’importance très limitée qu’il a dans la carrière d’un jeune… Non le tout à distance n’est ni une bonne chose ni une réalité de demain. Par contre il va falloir prendre en compte ce qui est en train de se passer si l’on envisage une rénovation du système scolaire et en particulier interroger l’organisation scolaire : découpage horaire, présence systématique en salle de classe, suivi personnalisé etc… En 2000 nous avions évoqué la possibilité des maisons de la connaissance, peut-être faudra-t-il se pencher sur ce type d’organisation qui ont au cœur de leur projet l’autonomie de la personne tout en leur garantissant la qualité de leur développement.
Il semble bien que l’on commence à s’habituer à cette situation de confinement (il y a bien sûr les privilégiés et les laissés pour compte, rien ne change, même en période de confinement). Les moyens techniques numériques s’ajustent plus ou moins aux demandes du terrain. De même les pratiques des uns et des autres se stabilisent, une fois la maîtrise suffisante acquise. Cette troisième semaine se traduit d’une part par des discours rituels (difficile de renouveler quand le terrain est si difficile à décrypter) qui traversent les médias, d’autre part par des attitudes qui s’apaisent (les enseignants ajustent leurs consignes) en lien avec des moyens qui se stabilisent (les réseaux s’ajustent parfois en restreignant certaines fonctionnalités trop gourmandes), et d’autre part enfin avec une prise de distance avec ce qui pouvait sembler être une urgence : comment continuer la classe pendant cette période ? Alors que l’incertitude sur la durée possible de ces restrictions est désormais comprise, les enseignants et les élèves tentent de trouver la « bonne distance » et les bonnes « manières de faire ». On découvre la multiplicité des moyens mis en œuvre par les uns et les autres parfois loin des préconisations du ministère. Quant à ceux, les élèves, qui ont disparu des radars (entre 5 et 8% parait-il), on voit bien qu’ils sont importants dans les discours multiples qui se tiennent en ce moment. Aussi bien les politiques de tous bords que les commentateurs, les syndicalistes et autres journalistes (dans un discours convenu et préformaté), tous soulèvent ces questions qui concernent peu de gens mais dont il faut parler et qui deviennent autant d’écrans aux pratiques les plus répandues (entre 92 et 95% si l’on fait le calcul en creux). Au regard du nombre d’élèves qui sortent du système scolaire sans qualification, entre 11 et 17% selon le site du ministère, et à écouter certains récits d’enseignants, les élèves fantômes sont probablement plus nombreux que la proportion indiquée par le ministre.
Les inégalités, un rituel en démocratie ?
On ressent dans les questions et les commentaires accessibles au travers des médias, de flux ou interactifs, plusieurs questionnements récurrents concernant le numérique et qui sont résumés sous le terme « inégalité ». Il y a bien sûr plusieurs types d’inégalités et elles se déclinent différemment selon les contextes géographiques, économiques, culturels etc… L’importance donnée à ces inégalités et les réponses si maladroites du ministère de l’éducation renforcent la montée d’un sentiment paradoxal vis à vis des techniques numériques. Et si le numérique était la source des inégalités disent certains. Alors que les enquêtes récentes montrent que 30% de la population se sent en difficulté avec le numérique (Legleye S., Rolland A. « Une personne sur six n’utilise pas Internet, plus d’un usager sur trois manque de compétences numériques de base », Insee Première n°1780, octobre 2019.), et qu’en même temps le numérique devient le moyen central de rendre le confinement plus acceptable, on s’interroge sur cette question des inégalités que le numérique provoquerait. Quand on regarde l’enquête du CREDOC/ARCEP publiée en décembre 2019 et qu’on observe en particulier les comportements et les usages des plus jeunes on s’interroge aussi sur ces inégalités (rappelons que plus de 95% des jeunes de 12 à 17 ans disposent d’un terminal numérique et 100% se disent Internautes). Encore une fois il faut que les commentateurs de toutes sortes évitent de faire des généralités en employant le mot « inégalité ». D’ailleurs on s’aperçoit qu’ils l’utilisent davantage à des fins politiques qu’à des fins d’analyse et de prise en compte. Et le ministre de tenter d’y remédier avec la représentation qu’il se fait de ces inégalités : il propose d’envoyer les supports de travail par la Poste ! Là encore, il faut faire quelque chose, alors on fait, même si cela est très marginal. La réalité des inégalités est multiple surtout en cette période de confinement. Comme par exemple la question du multi équipement quand les parents télétravaillent et les enfants doivent travailler sur support numérique.
Les fantômes à l’école : quel est le sens de l’école ?
Les enseignants ont bien compris (pas tous en même temps) qu’il convenait d’être prudent avec cette nouvelle situation : ce n’est pas la transposition de la classe à la maison qui est la solution. De même ils ont aussi compris que ces fameux « élèves fantômes » à distance sont aussi ceux qui sont le plus souvent fantômes en présence. Les élèves aussi ont bien compris que c’était, à distance, le même problème simplement avec des règles différentes (rappelons-nous la volonté de supprimer les allocations familiales des familles dont les enfants ne fréquentent plus l’école). Les fameux « absents à distance » ne le sont pas uniquement par manque de connexion, ou par manque de compétence de travail à la maison, mais ils sont aussi absents, entre autres, parce que l’école ne leur apporte pas ce qui leur permettrait de s’y sentir à leur place et de pouvoir en faire un levier pour leur propre développement. Evitons alors de généraliser sur les difficultés que met en évidence la situation actuelle.
Des acteurs en quête de reconnaissance ?
Dans un autre registre certains acteurs s’installent aussi dans la durée. Ainsi le CNED se présent de manière satisfaisante comme le montre sa lettre en ligne (lien ci-dessous) avec ses recommandations et ses chiffres (nombre d’inscrits, nombre de classes ouvertes… mais on attend les chiffres des usages dans la durée) et surtout ses témoignages de satisfaction des utilisateurs. En bons éducateurs, après les nombres, on évoque les lois et leur respect que l’on rappelle en montrant le bâton (plaintes, sanctions), tel guignol en son théâtre. On découvre aussi qu’on ne peut pas (par défaut) enregistrer la classe virtuelle et que c’est même interdit. La plupart des acteurs expérimentés de l’enseignement à distance sollicitent pourtant cette fonctionnalité qui permet à l’élève ou l’étudiant qui n’a pu être présent de revoir la classe quand il le souhaite et le peut (le fameux asynchrone qui permet aux fantômes de suivre). Là encore Guignol sort son bâton à sanctions avant d’expliquer qu’il s’agit aussi de ne pas surcharger les serveurs (tiens tiens, tout va bien ?) On peut comprendre cela, mais sur un plan pédagogique cela pose problème… On pourra bien sur comparer ce document « officiel » avec l’enquête proposée par Syn-lab (lien ci-dessous) qui met en évidence la place des différents moyens utilisés par les enseignants et les élèves (en comparaison des chiffres du CNED) au cours des premiers temps de confinement (bien sûr on pourra questionner aussi cette enquête sur sa forme et sa méthodologie).
L’arrivée des vacances scolaires et la durée du confinement
Si nous reprenons les propos du ministre au début de la crise, il avait parlé globalement d’une fermeture probable jusqu’au 4 mai. On le comprend, en termes d’égalité, autant que tous les élèves soient hors de l’école pour la même durée (excepté certains établissements de zone contaminée en début mars). Ainsi il y aura une égalité républicaine, tous les élèves auront le même nombre de semaines de cours. On aborde dès ce 4 avril les vacances de la zone C. Chaque zone va donc petit à petit se retrouver, dans le calendrier habituel, dans cette rupture de rythme prévue. Les discours sont partagés sur cette période : d’une part les enseignants réclament ces vacances, d’autre part les élèves sont eux aussi partie prenante de ce temps qui pour eux, serait libéré. Mais les enseignants donnent parfois du travail à faire pendant les vacances ! La situation de confinement a maintenant trois semaines et le rythme s’assagit. Comment peuvent se passer ces quinze jours dits de vacances dans les foyers ?
Il est probable que les bonnes habitudes vont reprendre le dessus, et que les vacances traditionnelles vont s’imposer…. Alors que si l’on prend un rythme allégé et cela aiderait aussi les familles à maintenir un rythme pour leurs enfants. En fait c’est dès le début du confinement qu’il aurait été souhaitable d’engager ce rythme allégé : d’une part il maintient le « flow » des élèves et d’autre part il facilite le travail des enseignants en évitant une surcharge liée au changement de modalités de travail (travail de conception des enseignements à distance). Et pour revenir aux familles, apprendre à la maison est aussi une activité qui permet de maintenir une ambiance et des rituels. Cela faciliterait surement la tâche de nombre de parents qui vont devoir inventer des activités en l’absence de celles fournies par l’école au risque que les élèves ne reviennent plus vers l’école à distance pour ceux qui reprendraient le calendrier initial avant le 4 mai). Les dernières annonces du gouvernement laissent à penser que le 4 mai pourrait ne pas être suffisant, en tout cas sur l’ensemble du territoire (et outre-mer).
Le numérique, entre critique et raison
On est d’accord, le numérique ne transforme pas la pédagogie et l’enseignement, ne revenons pas là-dessus. Par contre le numérique crée un environnement nouveau qui se fait fi de l’école et qui s’impose en direct aux citoyens, aux élèves, aux familles. Cet environnement qui intègre les médias de flux et les médias interactifs dans les mêmes terminaux (le smartphone est une sorte de couteau suisse) apporte en ces temps de confinement la preuve de son omniprésence, malgré les équipements manquants et des compétences limitées. La multiplicité des activités possibles sur le même appareil génère des concurrences qui sont redoutables pour les activités les plus contraignantes…. et les moins ludiques (flow). Mais cela concerne surtout une partie de la population qui, si elle a développé des habiletés de surface, n’a pas développé quelques unes des compétences de base nécessaires pour s’adapter à des situations qui peuvent parfois être complexes et pas seulement techniquement. Certains nomment cela de manière trop générique l’illectronisme numérique, là encore, comme pour les inégalités, il faut aller plus loin.
Le numérique vient donc d’apporter la confirmation de son utilité pour l’enseignement, mais à condition qu’il n’y ait plus de salle de classe traditionnelle et pas de co-présence élève enseignant. Saura-t-on en tirer des conséquences pour repenser l’enseignement dans les temps futurs ? Il y a bien peu de chance a priori, mais on peut se prendre à imaginer un avenir différent, ne serait-ce que pour l’exercice intellectuel (rappelons ici Paulo Freire, Ivan Illitch, Célestin Freinet, Adolphe Ferrière et tant d’autres) et sans s’illusionner. La raison est là, dès que l’on sera rentré en classe, les écrans et les ordinateurs seront une cible accompagnant un discours qui dira que tout doit rentrer dans l’ordre… mais quel ordre. Le numérique a aussi apporté la preuve de son intérêt dans la vie sociale et dans la solidité de la société. Il est possible après cette période de réinterroger le « faire société » dans un monde si largement utilisateur du numérique. Ce que nous avons jadis nommé « perturbateur endocrinien » l’est non seulement devenu réellement, mais après en avoir analysé les conséquences, il va falloir reconstruire « avec »…
Attention à ne pas faire des disparités d’accès et d’usage envers les moyens numériques une raison pour en faire un bouc émissaire de ce qui en fait est un problème plus global : nous sommes en train de nous rendre compte de la fragilité de la vie sociale quotidienne, de son importance et celle de certains métiers, certaines activités qui bien que souterraines n’en sont pas moins essentielles. Réinterrogeons notre manière de vivre et à l’instar d’Hartmut Rosa, tentons de renoncer à avoir le monde à notre main, disponible, pour entrer en dialogue avec lui, c’est à dire aussi avec nous-même et notre condition humaine, en résonance.
Bruno Devauchelle