« L’institution est terriblement muette ». Sociologue, auteur « Des parents invisibles » sur les rapports entre l’Ecole et les parents des milieux populaires, Pierre Périer, professeur à Rennes II, annonce une accélération des inégalités scolaires avec le confinement et « un point de non retour » pour beaucoup de jeunes. Entretien.
Tous les parents sont-ils égaux devant le confinement ?
Ils ne le sont pas quand on pense au travail scolaire qu’on leur demande de prendre en charge. Avec la crise sanitaire, on a en quelque sorte généralisé l’instruction dans la famille sans leur demander leur avis. Cela impose aux parents de s’organiser pour gérer le temps scolaire, avec une discipline temporelle dans le cadre domestique. Les parents sont surresponsabilisés avec une somme conséquente de tâches scolaires à faire faire et à réussir.
Or on sait bien que les parents qui pratiquent habituellement l’instruction en famille ont généralement du temps et un niveau d’étude élevé. Enfin elles en ont fait le choix.
Ce n’est pas le cas des parents des familles populaires. Ils n’ont pas forcément les compétences, les outils, les ressources pour s’assurer que le travail scolaire est bien fait. On ne transmet pas aux familles que les apprentissages mais aussi la gestion des difficultés. On risque de développer ainsi une forme de culpabilité parentale quand l’enfant est en difficulté ou en échec.
On accuse souvent les parents des milieux populaires d’être démissionnaires. C’est vrai ?
La recherche montre le contraire. Cette idée repose sur deux ressorts. D’abord les attentes normatives de l’Ecole qui restent dans une sorte d’impensé social, en étant jamais explicitées, sans se poser la question de savoir ce qui est possible. Les parents qui ne satisfont pas à ces attentes sont alors considérés comme démissionnaires.
Un second ressort consiste pour l’Ecole à externaliser la cause des difficultés vers les familles, en leur déléguant aussi la responsabilité de la scolarité. C’est une façon de se dédouaner qui préserve l’institution mais accable les parents. Ce transfert de responsabilité est un mécanisme opérant à distance des parents « invisibles » voire « inaudibles ».
Avec le confinement, on va voir croitre les inégalités ?
Je pense qu’on va avoir un effet catalyseur d’inégalités avec la situation actuelle et une accélération de ces inégalités. Les familles populaires vivent souvent dans des espaces réduits, avec la difficulté à dégager du temps pour le travail des enfants, avec des emplois précaires et sans les outils ou la maitrise des outils pour les apprentissages. Les inégalités s’ajoutent les unes aux autres. On ne transfère pas seulement à ces familles les devoirs à faire mais toute la responsabilité des apprentissages. Impensé social et catalyseur d’inégalités : voilà les deux traits dominants de la situation de confinement.
Dans « Des parents invisibles », vous parliez de malentendu entre l’Ecole et ces familles. Il va s’accentuer ?
Traditionnellement ces familles populaires séparent ce qui relève de l’école et de la famille. Elles prennent leur part des responsabilités éducatives mais ont peu de compétences pour intervenir efficacement sur les apprentissages scolaires. Or, en ce moment, on leur demande d’endosser la responsabilité de ce que l’enfant apprend.
Les familles populaires, avec une certaine logique, attendent de l’Ecole qu’elle prenne en charge le travail scolaire. Le renversement qui leur est imposé dans la situation actuelle ne peut qu’aviver le désaccord ou le différend entre le parents et l’école.
Et cela ne concerne pas que le moment présent. L’aggravation des inégalités va se voir aussi quand les enfants vont retourner en classe. Certains auront fait ce qu’il fallait faire durant le confinement et même au-delà. D’autres auront décroché sans que cela se sache et soit atténué par les interventions des enseignants. Les difficultés qui étaient là avant vont être aggravées pour les élèves dont les parents n’ont pas pu répondre aux attentes de l’enfant et de l’Ecole. Tout cela risque de nourrir un profond sentiment d’injustice pour les parents puisqu’on leur demande quelque chose qu’ils ne sont pas capables de donner et qui relève à leurs yeux de la responsabilité de l’Ecole.
Le sentiment d’injustice va se renforcer ?
Il est déjà fort. Mais là il va se renforcer avec la montée des inégalités scolaires et du sentiment qu’ont ces parents d’être culpabilisés. D’autant que chaque famille se retrouve seule face à ses responsabilités alors que les supports de sociabilité locale ont disparu avec le confinement.
Il semble que beaucoup de lycéens professionnels aient déjà décroché. Il y a-t-il un risque de décrochage durable ?
On peut craindre qu’il y ait un point de non retour pour certains jeunes qui seront trop en retard et auront accumulé trop de difficultés pour pouvoir suivre lors du temps très contraint de la reprise en mai – juin. Durant ce temps limité, ce qui n’aura pas été acquis sera difficile à rattraper si des dispositions ne sont pas prises. C’est le scénario de l’aggravation des inégalités et de la montée du décrochage scolaire.
Alors que devrait faire l’institution scolaire ?
C’est une question difficile dans les circonstances exceptionnelles actuelles. On a transféré les responsabilités de l’école vers les familles sans prendre la mesure de leurs possibilités réelles. Maintenant on peut jouer sur le calendrier scolaire. C’est peut-être le moment de remettre sur la table cet enjeu. On a actuellement un calendrier scolaire très pénalisant pour les enfants des classes populaires avec une forte concentration des heures de classe sur peu de jours de la semaine et peu de semaines dans l’année. C’est l’occasion de s’interroger sur ce découpage afin de mieux prendre en compte les conditions d’apprentissage des enfants dans leur diversité. Il y a aussi la nécessité, dès la reprise, de renforcer les dispositifs de soutien scolaire hors temps de classe pour ceux qui en auront le plus besoin.
Sur ces enjeux et leurs conséquences, l’institution scolaire est terriblement muette. On tient pour acquis que le moment actuel est une simple parenthèse. Mais ce n’est pas une parenthèse pour tous. C’est un moment qui creuse le sillon des inégalités d’apprentissage et ne peut qu’augmenter le sentiment d’injustice des parents les plus démunis.
Propos recueillis par François Jarraud