Au bout de deux semaines de « continuité pédagogique », qu’est ce qui fonctionne avec les élèves ? Françoise Cahen et Julien T. Marsay enseignent en lycée, Sandrine Baud en UPE2A en collège. Conclusion de ces deux semaines : on est loin de l’enseignement à distance pour tous avec les outils d’un ministère qui aurait « tout préparé ». Ce qui fonctionne c’est ce qui est adapté à chaque classe et toujours dans une certaine mesure. Impossible de tirer des généralités. Après deux semaines de cours à distance, la question des vacances et de la reprise se posent. Faut-il noter ou pas les travaux des élèves ? Comment cela va-t-il se passer pour le bac de français ? Si la reprise parait lointaine, il semble impossible d’y préparer les jeunes sans clarification sur les examens.
Dans l’attente des conditions du bac
« La première semaine on était dans l’urgence. Maintenant on a un peu de recul et c’est le moment de faire les ajustements en écoutant les élèves ». Professeure au lycée Maximilien Perret d’Alfortville (94), Françoise Cahen voit chaque classe comme « un microsome avec des élèves qui ont développé leur système de survie ». Les élèves réagissent de façon variable à la situation entre ceux qui sont submergés de travail et les autres qui angoissent de ne pas en avoir assez. « La question du dosage du travail par rapport au bac se pose », estime t-elle. « On continue à faire des lectures linéaires au même rythme ? On ralentit ? On conforte l’existant ou on apporte du nouveau ? ».
Françoise Cahen est satisfaite des cours virtuels qui ont lieu sur Discord. « C’est important pour garder le contact avec les élèves à condition de ne pas en mettre trop car les élèves doivent aussi gérer leur vie familiale ». En même temps elle envisage de passer d’un cours semaine par classe à deux, quitte à ce qu’ils soient moins longs « pour redynamiser les élèves ». La plupart des élèves suivent les cours sur Discord sur leur téléphone portable. F. Cahen apprécie le tchat qu’elle a en retour des élèves. « Il permet une sorte de bavardage qu’on ne perçoit pas lors d’un cours ordinaire. Du coup je me dis qu’en classe ce serait intéressant d’avoir un tchat en direct projeté pendant le cours ». Elle pense aussi augmenter les exercices collaboratifs, par exemple la création de quiz.
Faut-il maintenir les devoirs ? Pour F Cahen cela fait partie de l’entrainement pour le bac de français et les élèves le demandent. Ils sont notés car pour les élèves « tout travail mérite salaire ».
Quant à la reprise elle dépendra totalement des conditions du bac. « Certains élèves seront perdus. Ce serait bien qu’il y ait une tolérance au niveau du nombre de textes pour tenir compte des différences de condition de vie des élèves ».
Ne pas perdre les élèves des familles populaires
Julien T Marsay enseigne en spécialité Humanités, littérature et philosophie (HLP) et en 2de au lycée Galilée de Gennevilliers (92), un établissement qui était en éducation prioritaire.
« En HLP, le cahier de confinement collectif marche très bien avec les élèves. Mais c’est parce qu’ils sont très en confiance les uns envers les autres. Ils peuvent se confier sans risquer la moquerie ». Ce qui marche moins bien c’est le suivi des secondes. Dans ce quartier populaire la majorité des élèves est perdue de vue. « Je donne du travail en ligne avec des enquêtes autour de romans , des ateliers de grammaire, des choses ludiques. Mais j’ai du mal à toucher par mail les élèves. Il y a une vraie rupture d’égalité avec la continuité pédagogique. De nombreux élèves ont des conditions de travail très difficiles chez eux. Cette semaine je vais appeler tous les élèves pour rétablir le lien ».
Pas question de classe virtuelle pour lui avec des élèves qui ont des difficultés de connexion. Pas question de noter aussi les élèves. « Une évaluation sommative serait un contre sens et augmenterait les inégalités » , estime Julien T Marsay, même s’il reconnait qu’il aurait pu avoir à le faire s’il présentait des élèves au bac de français.
« Pendant les vacances je vais essayer de garder le fil et de rester disponible. Etre professeur n’est pas une fonction désincarnée. Le lycée manque beaucoup à mes élèves car c’est aussi une forme d’échappatoire à leur quotidien ».
Pour Julien aussi, le retour en classe sera subordonné aux paramètres de l’examen. « On va voir les inégalités entre les élèves. Si le bac est maintenu, j’espère qu’il y aura une adaptation à la situation avec par exemple moins de textes à présenter ou seulement ceux qui auront été traités avant le 12 mars ».
Accompagner les plus fragiles
Les difficultés, Sandrine Baud les additionne durant cette fermeture des établissements. Elle enseigne en UPE2A NSA. Ses dix élèves sont des jeunes non francophones et qui n’étaient pas scolarisés jusque là. Ce sont très souvent des mineurs isolés qui vivent en appartement ou même seuls à l’hotel. Même s’ils aiment beaucoup l’école, un lieu qu’ils n’ont pas pu fréquenter dans leur pays, ils sont dans des situations d’isolement et de grande fragilité scolaire.
« Ils ne sont pas autonomes pour travailler seuls », nous dit Sandrine Baud. « Ils ne peuvent pas s’emparer seuls d’un support ». La solution pour elle c’est un groupe Whatsapp.
« Tous les matins de 9h à 12h je suis sur Whatsapp avec eux. Je les invite à se lever et je leur propose des activités. Je peux leur donner du travail sur les supports qu’ils ont déjà, comme le manuel, mais il faut que je donne des explications en audio ou vidéo. Je leur fais passer des documents audio pour la compréhension du français. Ils m envoient leur travail en photo ».
« Je n’ai jamais tout le monde », dit-elle. « Certains élèves n’ont plus de forfait sur leur téléphone. Aucun n’a d’ordinateur et d’imprimante, tout passe par le téléphone ». La journée passe en appels particuliers pour faire de la lecture individuelle avec les élèves ou simplement garder le contact. « La continuité pédagogique c’est d’abord ce contact quotidien pour donner un sentiment de normalité ». Au bout de deux semaines le rythme est installé après des débuts difficiles.
Ce qui avance ? « La lecture. J’envoie toujours un texte d’abord avant de le lire. Ca les fait progresser ». Paradoxalement les élèves intègrent mieux la forme scolaire : utiliser le manuel, faire des exercices, toutes choses nouvelles pour eux. Pas question dans cette situation c’aborder des choses nouvelles. « On travaille sur les supports connus ». Pas question non plus de noter.
La reprise en classe est attendue. « Ce sera un grand soulagement tellement isl aiment aller à l’école». Sandrine craint beaucoup pour le moral de certains de ses élèves qui étaient déjà en souffrance psychique avant la fermeture. « Ils ont vécu des choses compliquées avant d’arriver en France. Ils sont seuls et ils peuvent vivre des choses difficiles au regard de leur situation administrative ».
La fermeture a aussi interrompu le travail sur l’orientation pour ces garçons de 3ème. « On avait organisé des mini stages mais aucun n’aura lieu. Certaines orientations sont déjà normalement difficiles pour eux ». La situation actuelle fragilise le devenir des plus faibles dans la société.
François Jarraud