Après dix jours d’école à la maison, un premier bilan s’impose. Départ sur les chapeaux de roues, difficultés au démarrage, les enseignants témoignent de leur nécessaire mais néanmoins difficile changement de méthode d’enseignement. Katia, Virgile et Angèle sont tous les quatre professeurs des écoles. Certains enseignent depuis près de vingt ans, d’autres depuis à peine deux ans. Pour autant, la première semaine d’école à la maison n’a été une partie de plaisir pour aucun d’entre eux. Ils témoignent.
« La continuité pédagogique, c’est la galère… »
Du côté de Virgile, qui enseigne en REP+ dans le quartier de l’Ariane dans l’est de Nice, « la continuité pédagogique c’est la galère… Pas tant du point de vue des contenus, mais surtout du point de la communication avec nos élèves. C’est la deuxième semaine et je n’ai toujours pas de contact avec deux d’entre eux ». Et la galère n’est pas seulement du côté des enseignants, c’est aussi pour des parents « qui ne peuvent pas s’improviser prof en un claquement de doigt ». Alors pour Virgile, système D oblige, tout est bon pour conserver le lien avec ses 24 élèves, « on se téléphone, se textote, se mail beaucoup. On va peut-être créer un groupe Whatsapp pour rajouter le son et l’image ». Cette pandémie et la fermeture des écoles qui en résulte, c’est aussi pour Virgile l’occasion de s’apercevoir de la béance du numérique dans les familles de ses élèves. » J’ai passé une heure avec un papa, qui a acheté ordinateur et imprimante pour l’occasion, afin de lui expliquer comment les connecter ».
Pour Virgile, la continuité pédagogique, « c’est un collègue de CM1 qui a quasiment tous ses élèves et qui peut travailler par sessions car ils sont autonomes et équipés. Mais c’est aussi cet autre collègue de CM1de la même école qui n’a qu’un tiers de sa classe et qui galère car sa connexion internet sur les collines est mauvaise. La continuité pédagogique c’est un papa qui a essayé, qui m’a dit que c’était insurmontable et qui ne donne plus signe de vie. La continuité pédagogique c’est le texto d’Israïl dont les parents parlent très mal le français et qui m’envoie du téléphone de sa mère les photos des exercices qu’il recopie…Maître je fait doucement parce que on n’a pas de imprimerie et que je écris en crayon je n’ai pas d’ordinateurs… Mais c’est aussi Mélina qui est une excellente élève et qui doit partager l’ordinateur avec ses deux sœurs en collège et lycée… ».
On l’aura bien compris, Virgile, la continuité pédagogique, il n’y croit pas trop. Ce en quoi il croit c’est la capacité de chaque enseignant à garder un lien, même ténu avec chacun de ses élèves… et même ça avec toute la bonne volonté du monde, ce n’est pas gagné… « Je ne crois pas qu’il y aura de décrochage scolaire si le lien avec les familles est bon, régulier, entretenu. Moi je le fais de mon téléphone personnel, de mon mail personnel, mais c’est un choix personnel. Certains collègues s’y refusent à juste titre d’ailleurs ». Et toujours selon Virgile, « paradoxalement cela réinstalle l’école au centre. On ne faisait pas partie des premiers de cordée, on coûtait un pognon de dingue, on était des feignasses grévistes privilégiées aux retraites indues…Et là on devient nécessaire… » Lorsqu’on lui demande s’il est inquiet, il acquiesce : « oui je m’inquiète, pour moi, pour mes élèves, pour leurs parents. Tout cela accentue les inégalités, fragilise encore plus les familles. Mais de toutes façons, les familles galèrent qu’elles soient aisées ou pas… »
« Les premiers jours c’était un peu la folie »
Pour Katia, directrice et enseignante de cycle un dans un petit village des Alpes-Maritimes, « les deux premiers jours, c’était un peu la folie. On a très vite compris que le confinement nous pendait au nez, on s’est donc dépêchés de préparer des petits livrets pour chacun de nos élèves mais aussi une fiche à destination des parents pour leur donner quelques pistes sur la façon d’accompagner leurs enfants durant cette période ». Pour cette directrice, il s’agissait aussi de vérifier adresses mails et coordonnées des familles. « On a contacté toutes les familles pour qu’elles viennent chercher les documents avant mardi midi ». Depuis mardi midi, confinement. Sauf pour aller tenir son tour de garde pour les enfants de soignants. L’enseignement à distance pour Katia c’est surtout garder le lien et proposer des activités ludiques aux enfants et à leurs parents. « On propose des plans de travail à faire dans la semaine avec des activités qui ne nécessitent pas forcément d’impression papier puisque l’on sait que beaucoup de parents ne disposent pas d’imprimante ». La chance de Katia ? Bénéficier d’un site d’école depuis quelques années. « Le souci c’est que nous n’avons aucune donnée sur les connections. On y va un peu à l’aveugle ». Mais Katia est tout de même confiante, « sur 27 élèves, nous avons échangé par mail au moins une fois avec 26 d’entre eux ». Pour certains parents, c’est un peu plus compliqué que d’autres, « certains nous disent qu’entre le travail et les enfants, ils ne s’en sortent pas. Pour d’autres, comme ceux ne maîtrisant pas la langue, c’est quasi impossible de les atteindre ». Tous les jours, Katia et ses collègues proposent un défi à leurs élèves. Mardi, par exemple, il s’agissait pour les petites sections de rassembler un maximum d’objets carrés de la maison. A charge ensuite aux parents de prendre une photo et de l’envoyer par mail aux enseignantes qui les publient dans la foulée sur le site. « Mais certains parents proposent eux aussi des activités, le site devient une sorte d’espace de partages de ressources pour tous ». L’inquiétude de Katia : l’essoufflement. Celui des parents mais aussi le sien et celui de ses collègues…
« J’ai l’impression de participer au creusement des inégalités »
Pour Angèle, jeune enseignante d’une classe de moyenne section dans une REP+ de Seine-Saint-Denis, continuité pédagogique rime avec maintient du lien avec les élèves, même si elle sait que dans l’idéal du ministre, cela signifie « continuer de transmettre les apprentissages aux élèves à travers les moyens dématérialisés dont je dispose, à savoir l’envoi de consignes, fichiers, informations par mail, en visioconférence ou encore par téléphone ». Et elle essaie, Angèle. Avec ses collègues, elle s’efforce de proposer des ateliers sans papier mais aussi des visio-conférences. Mais elle est vite confrontée à la réalité. « Malheureusement je n’ai pas eu de retour de toutes les familles, cette semaine je vais justement les appeler, ne serait-ce que pour avoir des nouvelles. D’autres m’ont envoyé des photos et vidéo de leurs enfant en activité, ça m’a fait énormément plaisir ». Du côté de la classe virtuelle, aujourd’hui, environ la moitié de sa classe y participe, « le nombre de connectés augmente au fil des jours, il n’en reste pas moins que tous les élèves ne sont pas présents ».
Enseignante en REP+, Angèle a conscience que ses élèves n’ont pas tous les codes de l’école et qu’ils ne comprennent pas vraiment ce qu’ils y font. « Il est évident qu’ils ne partent pas avec les mêmes chances que d’autres élèves en France qui ont déjà cette culture de l’école à la maison. Avec cet enseignement à distance, je ne peux pas voir qui décroche … J’ai l’impression de participer au creusement des inégalités » Et elle énumère les raisons de cette impression. « La forme déjà. Au ministère, ils sont partis du principe que tous les parents étaient équipés et en capacité d’accompagner leurs enfants. Du côté des enseignants aussi d’ailleurs, nous ne sommes pas tous égaux face au numérique. Je suis consciente que nous étions dans l’urgence, mais avant l’annonce de la fermeture de toutes les écoles, j’entendais aux informations que l’EN était préparée à l’éventualité de travailler via le numérique. Ce n’était pas mon cas, et je pense que ce n’était pas non plus le cas de beaucoup de mes collègues, encore moins des parents ! ». Elle évoque aussi la maîtrise de la langue française, qui n’est pas une évidence pour bon nombre des familles de son école, mais aussi le fait que la majorité des parents de ses élèves sont ouvriers, sont-ils confinés ? Rien n’est moins sûr, lorsque l’on sait que ce sont ces métiers qui sont mobilisés pour que le pays continue de fonctionner…
Pour autant, Angèle arrive à apprécier les moments de classe virtuelle où elle peut voir ses élèves, de « vrais moments de joie, qu’ils lui font un bien fou ». Elle note aussi un superbe élan d’entraide et de partage entre enseignants.
Ainsi, après dix jours de classe à la maison, le bilan est très mitigé. Les enseignants se sont lancés à corps perdu dans la mise en place d’une continuité pédagogique, mais ils commencent à s’interroger sur les effets qu’elle pourrait avoir sur les élèves les plus éloignés de la culture scolaire. Mais que faire ? tout arrêter, certainement pas vous répondront-ils. Lorsque l’heure du vrai bilan sonnera, il faudra sans doute en tirer les conséquences comme l’a dit le Président.
Lilia Ben Hamouda