Écrire chaque jour une phrase ou un fragment sur le vécu et le ressenti de notre confinement : telle est l’invitation lancée à ses 1ères par Julien T. Marsay, professeur de lettres au lycée Galilée à Gennevilliers. Un éditeur de texte collaboratif en ligne, un pad, leur est ainsi ouvert pour participer au quotidien à la réalisation de ce « carnet collectif du confinement ». L’engagement s’avère d’ores et déjà fort : la plupart des élèves, et leur professeur avec eux, ont écrit chaque jour en cette première semaine de fermeture. Et l’aventure de l’écriture est bénéfique : « Ecrire ensemble les porte autant que ça me porte : les lire chaque matin et chaque soir est salvateur. » Et si dans ce moment d’isolement on apprenait à « tisser du lien » ? Et si pour la « continuité pédagogique » il s’agissait de « s’essayer à des démarches émancipatrices plutôt que prescriptives » ? Et si l’Ecole, jusque hors les murs, offrait la possibilité d’inventer du commun ?
Pourquoi avoir lancé avec vos élèves ce carnet collectif du confinement ?
Cette période de confinement est une enclosure inédite. Humainement et pédagogiquement. Maintenir et tisser le lien humain, essayer d’écrire et de créer ensemble avec les élèves de ce groupe de 1ère HLP (enseignement de spécialité Humanités, Littérature et Philosophie), dans des conditions aussi difficiles qu’inconnues, est ce qui a présidé à ce projet. Ce avec les élèves que, dans un premier temps, j’arrive à toucher, car – hélas ! – la gabégie numérique institutionnelle que nous vivons depuis une semaine ne nous/me permet pas encore de toutes et tous les atteindre : le prisme des inégalités sociales dans ce confinement n’est que plus éloquent.
Face à un tel inédit, j’imagine difficilement d’autre horizon que celui d’expérimenter ensemble, et ce de façon collective, humaine, en s’essayant à des démarches émancipatrices plutôt que prescriptives.
Être dans le co-, plus que jamais donc. Co-créer et co-apprendre les un•es des autres. S’écrire ensemble, et non pas enfermé•es dans nos solipsismes ; de fait trouver des moyens pédagogiques et humains de transcender ces mêmes solipsismes. Et dans le cadre du carnet d’écriture collective, y prendre part avec elles et eux de façon équilibrée : je ne peux pas leur demander de se livrer dans ce carnet si je ne m’y livre pas moi-même.
Une écriture non évaluée, j’imagine ?
Écrire dans une logique autre qu’évaluative me semble essentiel. Question évaluation, en tant que pédagogue, je suis effaré de voir que notre ministère soit aussi prescriptif, comme si nos lycéen•nes allaient passer un Bac lambda en juin comme si de rien n’était quand les alertes des scientifiques et de la médecine sur une longue durée de confinement sont légions ; effaré également de constater que notre ministère ne s’inspire pas davantage de ce que font d’autres pays, notamment la ministre belge. À savoir préconiser un accompagnement plus humain, plus pédagogue et plus créatif dans les directives officielles, et non pas rester dans une volonté de poursuivre le programme tête baissée et vent debout alors que cette situation exacerbe plus que jamais les inégalités et les situations de rupture éducative. Comme en Belgique, il faudrait d’urgence mettre en sommeil toute évaluation sommative – avec notes -, et privilégier l’évaluation formative – sans notes donc. Je suis assez sidéré que nous n’ayons encore aucune consigne officielle qui aille dans ce sens-là. Comment nous demander de faire selon un avant complétement caduc face à une situation aussi inédite et pourvoyeuse d’inégalités ?
Quelles consignes avez-vous données ?
Dans notre progression annuelle, ce confinement tombe pile au moment de l’étude du deuxième thème du programme d’HLP : « Les représentations du monde ». S’interroger sur « décrire, figurer, imaginer » et mettre en perspective « l’humain en question ». En sus de la découverte de corpus, ce moment n’est-il pas l’occasion d’être autant sujet-scripteur que sujet-lecteur ?
Les consignes sont les suivantes : « Écrire chaque jour, une phrase (sur un moment présent ou a posteriori) ou un court fragment (en vers ou en prose sous un bref paragraphe ; écriture libre) sur le ressenti de ce confinement ? Dans ce que ce confinement et ce moment d’enclave sociale induit chez nous : une émotion, une pensée, une métaphore, une citation etc. ; ce qui surgit dans ce nouveau rapport à un présent confiné et solipsiste… Et les objectifs sont ainsi annoncés : « Saisir tout en mettant à distance par l’écriture collective ce rapport inédit au présent que nous vivons. Tisser du lien par l’écriture dans un moment d’isolement à part. »
En pratique, comment cela fonctionne-t-il ?
De bric et de broc, pour l’heure. Ne nous voilons pas la face : c’est peu dire que ce que met l’Institution à notre disposition n’est pas à la hauteur des besoins ! Nous sommes contraint•es depuis une semaine d’être dans le bricolage-maison face aux dysfonctionnements du matériel institutionnel. L’ENT* a planté toute la semaine : aussi bien pour les professeur•es que pour les élèves et leurs responsables. Au risque d’un sentiment d’impuissance, au risque de l’épuisement, au risque du poids d’une culpabilité & d’un sentiment d’échec indus pour les enseignant•es. Encore faut-il que les familles disposent de connexions, d’ordinateurs chez soi, de suffisamment de bande-passante, de matériel individuel et non pas partagé… Or, accès et accompagnement sont plus inégaux que jamais comme le rappelait fort bien Rachid Zerrouki dans Être et savoir l’émission de Louise Tourret sur France Culture la semaine dernière : « Je m’inquiète pour les parents qui ne seront pas en mesure d’assurer cette continuité, car la présence des parents est primordiale dans cette continuité pédagogique. »
Une fois les consignes dans Pronote, j’ai créé un Pad collectif dans l’ENT pour recueillir nos fragments bruts, et afin de les initier à un balbutiement de travail d’édition, un Cahier Multimédia, pour la mise en forme qui suivra. Mais pour les contacter, il m’a fallu compter sur l’investissement précieux de deux/trois élèves avec qui j’étais parti en voyage scolaire l’an dernier et dont j’avais les numéros : ces élèves ont formidablement fait le lien avec les autres, collecté les adresses mails et m’ont très vite permis de communiquer avec le groupe et de le reconstituer symboliquement. Les élèves n’arrivent pas à se connecter chaque jour et quand c’est le cas, j’insère moi-même les fragments qui m’ont été envoyés directement par mail.
Comment les élèves se sont-ils emparé•es du dispositif ?
Une fois la majorité au courant, les élèves s’en sont emparé•es en grand nombre et ce, de façon quotidienne. La participation est forte compte tenu des circonstances, quatorze élèves sur dix-huit ont écrit quasi chaque jour. Ce fort investissement est un beau signal sur l’importance d’un tel projet, non soumis à une logique de l’évaluationnite. Outre cette adhésion implicite, j’ai reçu de beaux retours explicites par mail. Je crois que dans cette période délicate, écrire ensemble les porte autant que ça me porte : les lire chaque matin et chaque soir est salvateur.
Quant à la minorité qui ne s’est pas encore manifestée, je n’ai réussi qu’hier soir à collecter les tout derniers mails qui me manquaient : je vais faire mon possible pour les raccrocher au projet en ce début de deuxième semaine. Les motifs peuvent être multiples : pudeur de s’écrire devant les autres (mais j’ai des doutes…), connaissance tardive du projet, avaries techniques, indifférence à l’exercice…
Qu’est-ce qui vous semble intéressant, récurrent ou singulier dans les contenus partagés ?
De façon évidente, ces fragments nous tendent une espèce de miroir cathartique et exutoire de nos angoisses : ils se répondent, se complètent, s’interrogent comme des vases communicants libérateurs. Mais la réponse la plus éloquente sera leurs mots eux-mêmes, me semble-t-il.
Voici quelques fragments livrés avec leur autorisation enthousiaste :
Tatiana: « Premier jour de confinement total et je ne suis pas impactée au niveau social même si ça me fatigue pas de pas pouvoir mettre du gloss. »
Esthy : « J’ai l’impression d’être contaminé à force d’entendre parler du coronavirus par ci, par là. «
Meryl : « Il nous restera toujours le ciel pour nous évader. »
Ayoub: « J’ai l’impression d’être Raiponce. Enfermé dans une tour, rêvant du monde extérieur qui m’est maintenant inconnu. Je souhaite m’évader et enfin pouvoir baigner dans les rayons du soleil. »
Fatoumata : « Je suis sortie (avec autorisation de circulation) car je pensais avoir RDV chez le médecin (longue histoire)… Surprise de la propreté et du calme de la ligne 8 et 13 ainsi que des visages masqués d’écharpes, majoritairement censées les « protéger », et du calme des rues. »
Rhislaine : « Voir le nombre de malades et de morts augmenter, c’est se rendre compte à quel point nos vies sur Terre sont fragiles et éphémères. »
Nawel : « Le confinement, c’est se retrouver seule avec soi-même et je crois que cela m’effraie plus que de mourir du virus. Le confinement c’est en venir à se plaindre d’avoir un chez soi, alors que d’autres n’en n’ont pas… »
Siham : « Le confinement, c’est voir la majorité de la population être soulagée de ne plus avoir à « s’apprêter » chaque jour pour être au goût de tous. Plus de contours pour les garçons, plus de maquillage pour les filles. C’est la liberté d’être soi-même tout en étant emprisonné chez soi. »
Anouk: « Les disputes commencent. Vivre ensemble quand on ne l’est jamais devient très complexe. C’est un peu comme un dimanche qui n’en finit plus. »
Maxence : « Le plus dur c’est de se savoir bloqué. On ne bougerait pas spécialement sans le confinement, mais le fait de l’être nous frustre au plus haut point et en devient dérangeant. »
Léa : « » C’était une énorme, incommensurable machine à vapeur, morte » – Thomas Carlyle »
Chaïma : « Je suis perdue dans mes pensées, que faire, que penser, mes journées se ressemblent mais je n’ai pas la force de changer ce quotidien. Le temps ralentit, on prend conscience de ce qu’on a après l’avoir perdu »
Michaël : « Ce confinement, je le vois comme quelque chose de nouveau et essentiel. Là où la société était basée sur le regard des autres, ici personne ne s’observe. Comprenez désormais la solitude, et voyez que cela n’est rien comparé à la solitude que vous vivrez lorsque vous serez mort, car on naît tout seul, et on meurt tout seul. »
Votre projet, me semble-t-il, illustre deux de nos défis majeurs : reconnaître le « je » des élèves et leur apprendre à dire « nous ». Pouvez-vous éclairer la conception de l’Ecole et de la société, de l’écriture et du numérique, que ce carnet collectif met en lumière ?
L’écriture comme commun est ce qui m’est apparu particulièrement évident avec ce groupe-là. Il s’agit d’un groupe de dix-huit élèves de première générale ayant choisi l’enseignement de spécialités Humanités, Littérature & Philosophie réparti•es dans cinq classes différentes.
Une relation de grande confiance a pu s’instaurer notamment dans le cadre d’un atelier mené avec Graine d’Orateur 93 au premier semestre, visant à travailler l’oral dans une optique non nécessairement performative mais ayant permis à chacun et chacune de s’exprimer en toute confiance lors de l’atelier, même les plus introverti•es (loin des injonctions discriminantes à l’envi du Grand Oral…), voire de se révéler !
Par ailleurs, cette crise nous rappelle plus que jamais la nécessité d’être dans une société qui prend soin du Bien Commun, en s’en donnant les moyens financiers et politiques. Dans la lignée de la réflexion de Silvia Federici* sur ce qui peut être assimilé aux biens communs, il me semble que l’on peut s’interroger sur la place de l’écriture collective.
Je n’étaierais pas davantage sur la sape continue faite à la Santé tant elle est plus que jamais évidente : quand on voit comment s’épuisent et sont mis en danger nos soignant•es à cause d’années de politiques restrictives du Bien Commun.
Professeur confiné dans mon appartement parisien, à un niveau évidemment incomparable, il me semble que là où je /nous pouvons agir à notre modeste échelle d’enseignant•es, c’est de rappeler que contre vents et marées l’Éducation et l’École sont plus que jamais un Bien Commun. L’écriture doit également y participer de façon précieuse. Et donc, en tant que « professeur de Lettres », essayer de faire au mieux ce qui est en mon possible pour réaliser ce commun. Pas sous la forme du journal d’un•e écrivain•e confiné•e « exilé•e » dans son manoir de province – ce n’est pas du tout la situation de mes élèves de Gennevilliers -, mais sous celle collective, polyphonique que nous pouvons créer, élèves et professeur•es, horizontalement. Ensemble. Quand les conditions matérielles nous le permettent.
Se lancer un défi littéraire et humain, en somme : J’écris, donc nous sommes.
Il nous est demandé d’assurer une « continuité pédagogique » : outre ce carnet collectif, comment y parvenez-vous ?
J’y parviens difficilement et, pour être honnête, en cette première semaine il m’a fallu hiérarchiser et privilégier les lycéen•nes cette semaine. En pré-bac, j’ai seulement une 2de et ce groupe de HLP.
Pour ce qui est de ma 2de, c’est une autre histoire, plus compliquée : je leur ai donné à poursuivre un travail d’enquête sur des romans qui ont fait scandale dans l’histoire littéraire, fort heureusement commencé avant le confinement, mais c’est beaucoup plus difficile de maintenir le lien ; un écrit d’appropriation sous forme de carnet de lecture sur la lecture cursive en cours. Certain•es commencent à créer leurs Pad et leurs carnets, mais c’est encore minoritaire. Espérons…
Pour ce qui est de mes BTS que je prépare sur deux ans, en Expression & Communication, à leur oral de stage, il va sûrement me falloir privilégier le tête à tête vidéo vu la nature de leur épreuve ; de même que pour les khôlles en Classes préparatoires (c’est qui nous a été demandé).
Pour les pré-bac, l’une des difficultés premières tient au dosage, je crois. Il s’agit surtout de garder présentes à l’esprit leurs conditions de confinement : quel espace est à leur disposition ? à partager entre combien de personnes ? y a-t-il des petits frères et sœurs à garder ? des parents ou responsables pour les accompagner ?…
L’autre difficulté fondamentale est que nous ne disposons d’aucun existant sur lequel nous fonder. Il serait donc appréciable que l’Institution ne soit donc pas dans l’injonction mais dans la confiance, qu’elle nous laisse expérimenter librement en toute confiance en cessant tout dévoiement sémantique de ce terme, puisque c’est censé être un mot clé du dictionnaire ministériel.
Nous sommes des professionnel•les, laissons-nous donc les moyens de l’être pleinement en nous organisant de façon humaine dans cette dite continuité des apprentissages.
Allons-nous continuer tranquillement à préparer des élèves au Bac alors que l’accès aux « outils » de transmission et les situations d’accompagnement à la maison sont plus inégales que jamais ? Allons-nous enseigner à distance, comme si de rien n’était ? Allons-nous participer à une réalité aussi kafkaïenne qu’inique, comme si de rien n’était ?
Ne sombrons pas dans l’écueil du lien « outillé » au détriment du rapport humain et de la question du sens : ni nos élèves ni nous ne sommes des machines. Laissons à chacun et chacune la possibilité de se faire confiance, de proposer, de s’autoriser à.
En fait, quelque part, nous vivons plus que jamais une belle incitation à la désobéissance pédagogique.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut