« Comment allons-nous pouvoir assurer à nos jeunes ce que chaque jour habituellement nous leur imposons dans les salles de classe ? » Partant de cette question, Bruno Devauchelle revient sur les errements de cette semaine face à une situation totalement inédite. Tout le monde cherche à s’adapter à la situation et souvent cela passe par un retour aux stratégies les plus traditionnelles. Mais les enseignants sont face au défi de concevoir un enseignement à distance. « C’est la première situation qui se vit dans un monde numérique connecté. Comment va-t-on réellement s’en servir, attendons encore un peu ».
Chacun bricole
En cette fin de première semaine de confinement, de nombreux sentiments traversent en même temps les enseignants, les élèves, les familles, les cadres de l’éducation et même les politiques. Comment allons-nous pouvoir assurer à nos jeunes ce que chaque jour habituellement nous leur imposons dans les salles de classe ? Après les effets d’annonce, la réalité commence à s’imposer. D’abord, comme d’habitude une grande partie des gens ne parviennent pas à se connecter soit parce que tout le monde essaie d’y aller en même temps, soit parce que on a oublié ses codes d’accès, soit encore parce que, à la maison, on ne sait pas comment faire pour accéder à ce que les enseignants tentent de nous faire passer, soit enfin parce que nous n’avons simplement pas les moyens matériels d’accéder à ce qui nous est imposé et/ou proposé. Lundi et mardi, c’est un peu la panique de tous les côtés de bas en haut de l’institution, pourvu que ça tienne !!! Et il faut le reconnaître après ces premières inquiétudes, on commence à s’organiser. Fort heureusement l’histoire de mouvements identiques nous apprend qu’au début il y a surcharge et qu’ensuite ça se régule plus ou moins. En fait chacun s’habitue à la situation, bricole des solutions et finalement les uns et les autres parviennent à s’y mettre. Même les indisciplinés ont trouvé le moyen de l’être aussi à distance.
L’efficacité d’abord
Cette première semaine est l’occasion d’observer plusieurs attitudes et comportements. Il y a ceux qui ont peur de ce qui va se passer alors qu’ils ont pensé que tout était prêt. Il y a ceux qui ont découvert avec effarement le vide d’accompagnement, l’abandon qu’ils ont vécu. Il y a ceux qui, bien au contraire, ont eu le soutien qu’ils attendaient. Les plus nombreux ce sont les « bricoleurs » de solution à portée de la main. Soyons fiers de ces enseignants qui essaient par tous les moyens de donner à leurs élèves les moyens de ne pas « décrocher ». Alors, bien sûr, ils ne passent pas systématiquement par les outils préconisés au plus haut de l’Etat et de ses fiers cadres supérieurs. On constate même qu’ils utilisent souvent les « moyens du bord ».
Car ce qui compte pour l’enseignant c’est l’efficacité ainsi que la commodité. Efficacité, car tous les enseignants veulent que les élèves apprennent (hormis quelques grognons). Commodité, parce que les enseignants vont chercher au plus près de leurs habitudes et de leurs collègues les clés de leurs problèmes. Tel cet établissement dans lequel les enseignants utilisent un logiciel de classe virtuelle pour communiquer entre eux d’abord et ensuite pour développer leurs compétences sur ces outils pour pouvoir après les utiliser avec leurs élèves. Tels autres enseignants vont utiliser les outils grands publics qu’ils utilisent pour eux-mêmes et dont ils savent que les élèves sont aussi utilisateurs. Aïe certains vont s’asseoir sur les lois et en particulier le RGPD, mais on est en confinement répondent-ils… Alors, il faut quand même que le respect de la personne et de ce qui lui permet d’exister soit respecté, fusse avec la loi.
Une prise de contrôle par les élèves ?
Bon la situation est difficile et chacun à son niveau essaie de trouver des remèdes au risque de rupture dans les dynamiques installées depuis le mois de septembre. On nous vante les ressources, les manuels numériques, les plateformes innovantes des start’up, etc. et chacun s’efforce de « continuer » sa programmation ou sa progression. Mais ce n’est qu’un début. Un enseignant a souvent quelques jours ou semaines d’avances sur la finalisation de ses préparations. Comment fera-t-il si cela dure trop longtemps ? Concevoir un enseignement à distance ce n’est pas concevoir un enseignement en présence, même si l’envie de la transposition est bien le premier réflexe. Rappelons ici le fameux modèle SAMR de Ruben Puentedura (à confirmer avec le modèle ASPID de Thierry Karsenty). Il nous dit à l’instar de ce que jadis nous enseignait Geneviève Jacquinot : l’intégration de nouvelles technologies dans l’enseignement fait d’abord le lit des pratiques les plus archaïques, traditionnelles. Il est donc logique que des enseignants pris de cours par la situation agissent ainsi. Espérons toutefois qu’ils vont apprendre de l’expérience et en profiter pour interroger les pratiques habituelles qu’ils mettent en œuvrent dans les classes. Il y a là une véritable réinvention de la scénarisation pédagogique, de l’ingénierie d’enseignement et de formation à imaginer.
Du côté des familles et des élèves, il y a beaucoup à analyser. Là aussi ça part dans tous les sens et les médias en apportent des témoignages qui aident malheureusement peu à comprendre réellement ce qui se passe. Le nombre de cas particuliers est édifiant si l’on en juge par les reportages qui cherchent trop souvent le « bon client ». La grande majorité des élèves et des parents tente simplement de s’adapter et de ne pas se laisser aller à la dérive.
Pour l’instant on n’en parle pas trop, mais cela risque d’émerger : d’une part ils vont commencer à se construire leurs propres progressions en allant chercher ici ou là des conseils et des repères, parfois auprès même de leurs enseignants (on peut l’espérer). D’autre part nombre d’élèves sont déjà en relation avec leurs pairs via des systèmes divers. Ce n’est pas la technique qui va réellement poser problème, mais les manières de mettre en œuvre des stratégies adaptées pour continuer d’apprendre. Car les élèves non plus ne sont pas préparés à vivre cette situation, eux aussi reproduisent les pratiques archaïques qu’ils ont l’habitude de mettre en œuvre. Là encore il faudra observer ce qui va se passer dans les prochains jours pour voir comment ils vont s’installer dans la crise. Demandons aux enseignants de faire des propositions différentes de l’habitude en classe pour amener les élèves à développer leur autonomie, leur capacité d’auto et de co-formation.
On pourrait souhaiter que le confinement dure longtemps (quatre semaines au minimum) pour voir enfin des changements réels de façon de faire. Malgré les dénis de nombre de décideurs, nous n’étions pas prêts à affronter une crise comme celle-là, et c’est normal au vu du système et de la forme scolaire. Fort heureusement il y a des possibilités à explorer, mais il faudra plus longtemps pour qu’elles s’institutionnalisent.
Le risque est qu’au retour les vieilles habitudes prennent le dessus et que nous soyons à nouveau amnésiques, comme souvent en éducation. Le malade, lorsqu’il souffre cherche des remèdes, mais dès que les symptômes disparaissent, il veut reprendre le cours habituel de sa vie précédente. On peut craindre que de haut en bas du système il ne se passe la même chose. Pour l’instant, appelons chacun à la modestie et au réalisme : on fait ce qu’on peut, on bricole, mais surtout on tente d’offrir au principe de la continuité du service public une véritable identité, un véritable contenu. Car il y a fort longtemps que dans notre pays une telle situation a eu lieu, si tant est qu’il y en ait eu une. En tout cas c’est la première qui se vit dans un monde numérique connecté. Comment va-t-on réellement s’en servir, attendons encore un peu…. et souhaitons qu’une fois les bonnes intentions déclarées (gratuité, mise à disposition, etc.) il y ait de nouvelles directions qui soient prises dans tous les milieux qui interviennent en éducation.
Bruno Devauchelle