La fermeture des écoles, des collèges et des lycées, commencée le 15 mars 2020 assortie de la décision de création d’un enseignement à distance est inédite. Partout, les équipes pédagogiques sont mobilisées pour que cette demande soit effective et que les perturbations des apprentissages soient minimales. Mais de tous les échanges que nous avons pu avoir depuis le début de cette crise, nous constatons – et c’est bien normal – une grande perplexité sur ce qu’il s’agit de faire. D’emblée, notons que le passage du « tout présentiel » au « tout à distance » est bien sûr d’une grande rudesse. Mais pouvait-on penser qu’il en serait autrement lorsque l’on sait combien le développement de l’usage des TICE a été chaotique en France. Dans certains Etats, par exemple en Floride, le système a inscrit depuis longtemps l’enseignement à distance comme une des modalités obligatoires du travail des lycéens, à côté de l’enseignement présentiel.
LES ENT : un outil déjà ancien qui pourrait ici faire ses preuves d’efficacité éducative
D’un point de vue technique, les collèges et les lycées étaient dans leur majorité relativement prêts pour procurer une forme d’enseignement à distance, les écoles beaucoup moins. Les ENT ont mis une quinzaine d’années à devenir opérationnels, leur utilité ayant souvent été mise en doute ; c’est en effet dans le cadre du plan Plan RE/SO 2007 (pour une République numérique dans une société de l’information) lancé par le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin fin 2002 que l’objectif que chaque établissement scolaire soit doté d’un espace ou environnement numérique de travail (ENT) à l’échéance de 5 ans a été posé. Cet objectif n’ayant pu être réalisé, un autre plus modeste a été défini : « le cahier de texte numérique sera généralisé dans tous les collèges et les lycées et se substituera au cahier de texte papier à la rentrée 2011 ». Depuis ce temps, les usages se sont installés progressivement. Avec la fermeture des établissements, les ENT devraient (enfin !) donner leur pleine mesure. Les premiers jours ce cette nouvelle ère montrent néanmoins des difficultés qui confirment que les usages des ENT n’étaient que modestes jusqu’ à maintenant.
Développer « l’autonomie et les capacités d’initiative » ?
La plus grande difficulté n’est toutefois pas technique, mais bien humaine. Elle nous semble résider dans la capacité à mettre au travail les élèves ou plus exactement à faire en sorte que les élèves se mettent au travail eux-mêmes. De toute évidence, le réveil des élèves ne sonne plus aussi tôt le matin. Comment installer de nouvelles habitudes de travail ? Comment faire en sorte que les élèves s’organisent ? Jusqu’ici le système éducatif dans son ensemble – du ministère à l’enseignant – tient de beaux discours sur le développement de l’autonomie ? Ainsi le décret relatif au socle commun de connaissances, de compétences et de culture demande de :
– « donner aux élèves les moyens de s’engager dans les activités scolaires, d’agir, d’échanger avec autrui, de conquérir leur autonomie et d’exercer ainsi progressivement leur liberté et leur statut de citoyen responsable. »
– développer « l’autonomie et les capacités d’initiative » ; de favoriser « l’implication dans le travail commun, l’entraide et la coopération ».
« développer dans les situations concrètes de la vie scolaire son aptitude à vivre de manière autonome, à participer activement à l’amélioration de la vie commune et à préparer son engagement en tant que citoyen. »
Mais l’autonomie n’est pas une compétence évaluée si l’on en juge par exemple par le décret n° 2015-1929 du 31 décembre 2015 relatif à l’évaluation des acquis scolaires des élèves et au livret scolaire, à l’école et au collège !
Et dans la pratique, il faut bien constater que les enseignants « dirigent » les apprentissages de manière serrée ; le contraire pourrait d’ailleurs leur être reproché. Au niveau le plus élevé, les « programmes » sont définis : même si leur forme a beaucoup changé, il s’agit de listes d’instructions souvent très longues, assorties de diverses précisions… Certes, les enseignants disposent de leur « liberté pédagogique » et « mettent en scène » ces savoirs, savoir-faire… Mais que fait-on des compétences qui ne se limitent pas aux strictes connaissances disciplinaires, au premier rang desquelles se trouve le développement de l’autonomie et des capacités d’initiative.
Cette situation nouvelle plonge brutalement l’Ecole face à cette question : avons-nous bien pris au sérieux cette demande de développement de l’autonomie ? et si la réponse est négative, comment peut-on y remédier pour que les élèves, désormais à distance, se mettent au travail ?
Trois axes pour cette période
La situation de crise crée un contexte totalement nouveau ; les élèves sont face à eux-mêmes et le plus important aujourd’hui est de leur fixer un cap clair.
D’abord, donner des repères temporels. Le ministre a indiqué que la situation durerait jusqu’aux vacances de printemps (probablement). Il faut donc fixer un cap global, au niveau de l’équipe pédagogique ; puis définir des objectifs de progressivité pour la période. Pour un élève et même pour un enseignant, il n’est pas aisé de passer d’une vie cadrée heure par heure à une autre où les repères sont à inventer. On note que certains établissements ont tenté de reproduire l’EDT traditionnel et que c’est pour le moment peu concluant. Le contexte fait qu’il n’est guère facile de proposer en concertation un schéma plus souple qui serait sûrement mieux adapté.
Ensuite, définir des contenus. Là aussi, il faut dépasser la démarche par petits pas cloisonnés disciplinairement. Définir des buts en termes de production d’un travail, d’une recherche par exemple. Philippe Meirieu suggère de « profiter…des journées de décélération qui s’annoncent pour apprivoiser l’écrit ». Il a raison : c’est une occasion d’apprendre à rédiger pour de vrai. C’est aussi l’occasion de lire : là aussi, les équipes font des propositions et demandent un travail raisonnable à chaque élève. Un choix possible à partir d’une liste, les élèves rédigent un compte rendu et le mettent en ligne sur le site du collège. Et bien sûr , des exercices d’entrainement, en maths ou dans d’autres disciplines : que les élèves en profitent pour mieux percevoir le rôle de la mémoire.
Enfin, développer le travail de coopération. Les élèves doivent pouvoir échanger durant cette période. Donc l’établissement doit trouver des situations où la collaboration est pertinente. Il n’en manque pas. Par exemple des travaux de recherche sur un sujet donné, en laissant suffisamment de temps pour chercher, en invitant à créer un petit groupe de travail qui bien sûr échangera à distance, avec un objectif de production d’un petit dossier. Les professeurs pourront aider, notamment dans l’élaboration d’une démarche ; en particulier les professeurs documentalistes dont la circulaire de mission (2017) demande qu’ils « accompagnent la production d’un travail personnel d’un élève ou d’un groupe d’élèves et les aident dans leur accès à l’autonomie » .
En 2014, François Durpaire et Béatrice Mabilon-Bonfils avaient en quelque sorte prévu cette « fin de l’école » traditionnelle. Ils nous proposaient d’entrer dans l’ère du « savoir-relation », « d’introduire le temps nécessaire à la réflexivité, la distanciation, la compréhension », de « passer d’apprendre un savoir à apprendre à savoir » , mais aussi d’ « apprendre le nous : le bonheur d’être avec l’autre », et là c’est encore plus difficile dans ce temps de confinement. Et pourtant, dès ces premiers jours, on mesure le vide , la solitude et on se désespère presque de ces réseaux insuffisants… A suivre.
Jean-Louis Durpaire
Membre du Laboratoire BONHEURS
Université de PARIS_CERGY
Référence
La fin de l’école. L’ère du savoir-relation, François Durpaire, Béatrice Mabilon- Bonfils, Puf, 2014, 274 p.