« Les enseignants sont-ils « heureux »? Certains le sont vraiment, car ils vivent leur travail comme une vocation, un défi, un combat quasi personnel contre l’ignorance, la superstition etc. Mais c’est une minorité. Tous, du moins je l’espère, vivent ces moments intenses, d’émotion et de plaisir, où, soudain, une lumière s’allume dans les yeux d’un élève qui vient de comprendre ». Professeur émérite de sciences de l’éducation, Bernard Charlot est internationalement reconnu pour ses recherches et publications sur le rapport des jeunes à l’école et au savoir. Il vient de publier « Éducation ou barbarie » chez Economica. Dans cet entretien, il réfléchit à ce que pourrait être un « bonheur d’apprendre » et un « bonheur d’enseigner ».
Faut-il penser le bonheur d’apprendre ?
Apprendre n’est pas un bonheur, c’est une obligation et ce peut être un plaisir. Tout dépend, évidemment, de la définition du bonheur. Si l’on accepte la perspective d’Épicure ou des Stoïciens, le bonheur est avant tout l’absence de douleur, de peine. C’est une certaine forme de paix de l’esprit, une « ataraxie », dans une vie simple, tranquille, sans artifices, protégée du bruit et de la fureur du monde. Ma définition serait plus ouverte: le bonheur est l’état de celui qui n’est pas travaillé par des contradictions profondes. Ce n’est pas nécessairement une vie tranquille, l’ataraxie peut être ennuyeuse et personnellement j’ai besoin d’une vie avec des moments d’intensité.
Apprendre, est-ce un bonheur? Non, c’est autre chose. Premièrement, c’est une obligation, anthropologique et sociale. Pour exister, l’homme est condamné à apprendre. Il naît génétiquement apte à apprendre des choses qu’aucun autre être vivant n’est capable d’apprendre; en particulier: parler. Mais il ne devient humain que s’il les apprend : abandonné dans une forêt, s’il survit, il ne parle pas et ne s’humanise pas.
Aujourd’hui, en outre, nos enfants sont obligés d’apprendre à l’école pour avoir droit à une vie « normale » plus tard: un travail, des conditions de vie dignes. Demandez à nos adolescents si apprendre est un bonheur… Pour beaucoup, l’école n’est pas une grande chance démocratique, c’est la malédiction de la jeunesse. Ici, au Brésil, beaucoup de jeunes fuient l’école quand elle devient à plein temps et cherchent à s’inscrire dans une qui soit encore à mi-temps. Cela dit, il s’agit de l’école actuelle, dans sa logique dingue de la concurrence de tous contre tous.
Apprendre peut aussi être une expérience de plaisir, quand fonctionne ce que j’appelle l’équation pédagogique fondamentale: Apprendre = Activité Intellectuelle + Sens + Plaisir. Apprendre exige toujours un effort, mais quand cela permet de comprendre, de faire sens du monde, de s’y sentir chez soi et, en outre, de se sentir intelligent, donc digne d’être aimé, c’est une expérience de plaisir. Mais je parlerais de plaisir plutôt que de bonheur. Et pour beaucoup d’élèves, qui doivent apprendre des choses qui n’ont aucun sens pour eux, apprendre est une torture, pour reprendre un mot qu’ils utilisent. Pour répondre à la question: oui, il faudrait penser le bonheur d’apprendre, mais cela entraînerait beaucoup de changements.
Faut-il penser le bonheur d’enseigner ?
Avoir une vie intellectuelle, une vie de chercheur, une vie d’enseignant, c’est un mode de vie, c’est vivre dans un certain rapport au monde, aux autres, à soi-même, dans lequel on peut se sentir « réalisé » – alors qu’être malheureux c’est se sentir en contradiction profonde avec ce qu’on voudrait être, la vie qu’on voudrait avoir. On pourrait dire que c’est une vie heureuse, mais ce peut aussi être une vie tourmentée. Parfois, cela fait partie du processus: le chercheur, et, de façon plus large, l’intellectuel, passe son temps à se poser des questions; mais cela fait partie de son « bonheur » tant qu’il n’a pas le sentiment qu’il ne trouvera jamais de solution, que les problèmes sont insurmontables.
Ce qui nous renvoie de nouveau à ce qui se passe dans l’école actuelle: les enseignants sont-ils « heureux »? Certains le sont vraiment, car ils vivent leur travail comme une vocation, un défi, un combat quasi personnel contre l’ignorance, la superstition etc. Mais c’est une minorité. Tous, du moins je l’espère, vivent ces moments intenses, d’émotion et de plaisir, où, soudain, une lumière s’allume dans les yeux d’un élève qui vient de comprendre (avec, parfois, un commentaire du type: « je suis génial »). Mais, dans l’école actuelle, beaucoup souffrent de ne pas pouvoir faire le métier qu’ils imaginaient être celui de professeur. Il y a des moments de plaisir dans l’école actuelle, mais il y a aussi trop de souffrance, de tristesse, de renoncement: des élèves, des professeurs et, indirectement, des parents.
Pourquoi le bonheur n’a jamais été mis à l’ordre du jour des réformes pédagogiques ?
Cette question m’inquiète, et ma première réaction serait de dire: heureusement, il ne manquerait plus que cela! S’il s’agit de demander pourquoi ceux qui pensent l’éducation et l’école ne semblent pas s’intéresser au bonheur de l’enfant, la question me semble recevable. Mais s’il s’agit de faire du « bonheur » un contenu d’enseignement, un objectif pédagogique, une compétence à évaluer, ce serait une horreur. La même chose que quand on prétend qu’il faut enseigner un « savoir-être ». La simple idée que certains professeurs que j’ai connus me donnent des leçons de bonheur et de savoir-être me fait froid dans le dos.
Je viens de terminer un livre, qui sortira début 2020, dans lequel je cherche à comprendre pourquoi il n’y a pas de « pédagogie contemporaine », ce qui m’a amené, entre autres, à analyser ce qu’ont été les pédagogies « traditionnelles » et « nouvelles »: leur problème n’a jamais été celui du bonheur, c’est celui de la régulation de la relation entre désir et norme. C’est à partir de ce problème que, historiquement et avec des réponses différentes, les pédagogies ont proposé des formes d’humanisation, de socialisation et de subjectivation – dans lesquelles on peut penser la question du « bonheur ».
Ce qui n’est plus posé aujourd’hui, c’est une question plus profonde que celle du bonheur, une question qui était posée historiquement et qui a été enfouie: celle du sens d’une vie d’homme – et de femme. Nous ne vivons plus dans une logique pédagogique, mais dans celle du marché et de la concurrence généralisée – où le « bonheur » consiste à consommer plus que les autres. Mais la jeunesse commence à poser de nouvelles questions, sur l’avenir de notre planète et de notre espèce, à partir desquelles on pourra et devra repenser, en des formes contemporaines, celles du désir, du plaisir et du « bonheur ».
Bernard Charlot