« Ce livre s’inscrit en faux contre deux conceptions courantes : la conception selon laquelle le métier de professeur ne s’apprendrait pas…, la conception selon laquelle connaitre ce qui est à enseigner suffirait à enseigner ». Réalisé par un collectif de chercheurs en sciences de l’éducation et de professeurs des écoles, dont Gérard Sensevy se fait le porte parole, l’ouvrage examine 9 croyances en éducation au regard des recherches et des exemples de terrain. D’une lecture facile, il est caractérisé par ce va et vient permanent entre recherche et terrain qui correspond à la vision du métier enseignant et de leur formation défendue par l’ouvrage. « Enseigner ça s’apprend » n’est ni un manuel de formation, ni un guide pour l’enseignant. C’est un chemin que les enseignants sont invités à parcourir pour se réapproprier une profession dont on les a dépossédés. Gérard Sensevy éclaire ces choix dans cet entretien.
« Enseigner ça s’apprend » est publié dans la collection « Mythes et réalités » (Retz). Mais qui pense encore qu’enseigner ça ne s’apprend pas ?
Quand on regarde ce qu’il est advenu de la formation des professeurs, on peut se poser la question. Les IUFM avaient le projet de former intensément les enseignants en lien avec la recherche. Depuis quelques années, on peut dire que ce n’est pas ce qui s’est passé. Ce titre veut insister sur le fait qu’il y a un travail intense à faire pour former les professeurs.
Dans l’ouvrage vous étudiez 9 mythes éducatifs. Par exemple, la différenciation. Voilà une injonction souvent envoyée aux enseignants. Suffit-il de s’adapter aux élèves pour qu’ils apprennent ?
Cette conception de la différenciation est emblématique de ce qu’on cherche à décrire dans le livre. On cherche à décrire que l’intelligence du métier de professeur suppose de travailler de manière dialectique avec des contraires complémentaires. Quand on est confronté à une classe, il faut à la fois pouvoir s’adapter à chaque élève mais pour que chacun s’adapte au savoir. Il faut être très exigeant du point de vue du savoir et en même temps s’adapter pour faire en sorte d’atteindre tous les élèves. Souvent on a des tenants du Savoir contre des partisans de la Pédagogie. Mais c’est l’exigence de transmettre les savoirs qui impose d’être très attentif à la réalité de la manière dont les élèves s’approprient les savoirs.
Pourquoi le débat éducatif est-il aussi simplifié ? C’est une retombée des débats politiques, l’action de lobbys ?
Certains sociologues, comme on le montre dans le livre, expliquent que le le métier d’enseignant n’est pas une profession au sens plein du terme. Ils parlent de « semi profession ». Les professeurs soufrent de deux problèmes. Le premier c’est le manque d’autonomie de la profession très sensible aux injonctions institutionnelles et autres. Le second c’est le manque d’appui sur un corpus de connaissances solides et reconnues. On essaie dans ce livre, qui fait suite à « Didactique pour l’enseignant », de chercher ce qu’est l’intelligence pratique du métier.
Un autre mythe passé à l’analyse, c’est l’opposition entre constructivisme et enseignement explicite. Vous dites qu’elle peut être dépassée ?
Là aussi il s’agit d’une querelle dont raffolent les médias et certains chercheurs, mais moins les profs. Des travaux de recherche ont montré que le constructivisme peut être dangereux, du moins dans une version peu répandue et dépassée. Les partisans du constructivisme ont répondu avec l’idée que les savoirs doivent être pris au sérieux.
Finalement, quand on est enseignant il y a des moments où il faut être très direct avec les élèves et d’autres où on sait que l’élève ne peut avancer que s’il s’approprie les formes du problème. Cela concerne l’intelligence pratique du professeur.
Enseigner est un métier complexe ?
Exactement. C’est un métier subtil. Cette complexité est rarement vraiment reconnue par l’institution et même la recherche. Elle n’est d’ailleurs pas reconnue aussi par certains professeurs. Pour nous, nous nous en tenons à une position proche de celle des Lumières. Diderot et d’Alembert, avec L’Encyclopédie, voulaient faire comprendre aux gens les pratiques existantes. Pour nous on devrait prendre comme objet de recherche cette intelligence du métier enseignant.
Dans cette optique les nombreux référentiels ministériels servent à quelque chose ?
C’est une question difficile. Dans notre équipe on souhaite un socle commun de situations pédagogiques. Sur ce socle, réalisé par des chercheurs et des enseignants, on pourrait construire la culture professionnelle qui manque encore.
Par exemple, des inspecteurs peuvent dire « il faut différencier ». Mais quand on cherche à voir ce qu’ils veulent dire on découvre des pratiques très différentes. Si on ne réfère pas à des situations les énoncés ils ont du mal à signifier quelque chose.
Vous soumettez à l’analyse aussi le rôle des programmes. Pourtant c’est le coeur du métier que suivre le programme !
On remet en question les excès des programmes au détriment de la qualité des notions correspondant à des problèmes effectifs de culture. Péguy disait que « l’instituteur assure la représentation de la culture ». C’est ça le travail du professeur. C’est être certain que les élèves ont abordé des questions fondamentales de la culture. C’est contradictoire avec un programme qui ne serait qu’une suite séquentielle de notions abordées les unes après les autres. Le programme est une séquence de notions dont on ne voit pas les rapports qui les unissent et dont la continuité du travail est souvent perdue dans une façon classique de travailler. Il renvoie mal à des situations essentielles.
L’ouvrage critique aussi « l’évidence based » (l’enseignement par la preuve) qui a pourtant une grande aura chez les dirigeants. L’évidence based c’est pourtant du dur …
On ne la critique pas. On se dit qu’il y a d’autres preuves que les preuves statistiques. Il y a des preuves qui sont culturelles. Dans l’immense majorité des cas les êtres humains pour accomplir leur activité se fondent sur des évidences qui viennent de leurs connaissance pratique. « Je m’y connais dans mon métier. Je sais que cette manière de faire est la meilleure ». On dit qu’il faut donner une égale dignité à ces preuves. Ce serait une catastrophe pour la formation de les oublier. Un professeur expérimenté sait par son intelligence d’action une foule de choses.
Ça veut dire qu’on plaide pour une alliance forte entre professeurs et chercheurs au sein d’ingénieries coopératives. C’est un point crucial qu’on développera dans un nouveau livre dans quelques mois.
Il y a eu « Didactique pour enseigner » il y a quelques jours. Maintenant « Enseigner ça s’apprend ». Il y a le livre sur « les gestes professionnels » de Dominique Bucheton. On assiste à une multiplication des livres de didactique en ce moment. Comment l’expliquer ?
Ça dépasse le cas des professeurs. Il y a un mouvement profond pour découvrir les pratiques humaines, les « wisdoms of practice ». C’est un mouvement qui insiste sur le fait que les enseignants sont des concepteurs et non des exécutants. C’est très actuel mais c’est aussi le prolongement du mouvement des encyclopédistes du 18ème siècle.
Propos recueillis par François Jarraud
Enseigner, ça s’apprend. Retz . Collection : Mythes et réalités. ISBN : 978-2-7256-3778-5. 9€.
Publication le 6 février