Le monde académique raisonne depuis longtemps en termes de connaissances et plus récemment en termes de compétences. Ainsi en est-il de l’informatique et du numérique lorsque l’on regarde les prescriptions du ministère de l’éducation. L’arrivée de PIX ou CRCN (Cadre de Référence des Compétences Numériques) de même que les programmes des enseignements de NSI (Numérique et Science Informatique) et SNT (Sciences Numériques et Technologie) confirment ces entrées. Mais à côté de ces cadres, il y a l’EMI et l’EMC qui semblent apporter d’autres éléments qu’uniquement des connaissances. Certains disent qu’ils y abordent aussi des « savoir-être », mais dans la définition des compétences elles sont incluses. Est-ce suffisant pour répondre aux transformations actuelles en lien avec la généralisation du numérique ?
L’apparition récente des « humanités numériques » aux contours encore à préciser semble indiquer une autre direction. Avec Edgar Morin et ses « Sept Savoirs nécessaires à l’éducation du futur », on commence à s’orienter vers une dimension plus globale, celle d’une culture qu’il s’agit de développer et de faire vivre. Car le phénomène du déploiement fulgurant du numérique dans notre monde est un signe profond de transformation culturelle. Si d’un côté, certains parlent des compétences douces (soft skills), d’autre parlent de Savoirs. Le monde académique, scolaire et universitaire, reste encore loin de prendre à bras le corps ces interrogations. L’émergence du champ des humanités numériques (bien qu’encore très flou et controversé) semble indiquer une prise de conscience (bien tardive toutefois) des disciplines dites des humanités face à ce problème.
Les politiques ont apporté une première réponse en reposant la question de la citoyenneté et en la faisant entrer dans l’enseignement de manière formelle. On peut penser qu’il s’agit aussi d’une prise de conscience d’une transformation en cours dont l’impact est fort : quel pays, quelles frontières, quel peuple, quelle histoire … ? Comment peut-on s’imaginer citoyen d’un pays quand celui-ci ressemble, au travers des écrans à un vaste réseau d’échange d’informations et de biens qui n’a pas de limites et très peu de repères hormis linguistiques. La construction de l’individu (individuation) est en concurrence avec un certain nombre d’éléments signalés dans la citoyenneté. De plus, il semble que l’individualisme se généralise et s’articule avec des mouvements collectifs plus ou moins durables aux contours difficilement cernables parfois. Ainsi les moyens numériques ont réussi à imposer une nouvelle perception du monde et une réorganisation progressive de tous les secteurs professionnels et désormais une reconfiguration des rapports humains. Peut-on dès lors aborder l’éducation sans prendre en compte bien plus que des connaissances et des compétences ?
Que signifie alors intégrer la dimension culturelle dans un milieu éducatif ? La famille, le foyer, sont porteurs d’une dimension culturelle implicite qui s’inscrit progressivement dans la manière dont les enfants se développent. Imprégnation, immersion, vie quotidienne, cela témoigne d’un processus dans lequel l’enfant se construit en interaction avec un milieu « vivant », aussi dur soit-il. L’exemple de la place proposée des appareils informatiques et numériques au sein de la famille illustre parfaitement cette dimension semi-formelle. Le « passage » culturel s’opère en associant des pratiques quotidiennes vécues, vues, et des injonctions ou échanges vis à vis de ces pratiques. La construction culturelle accompagne le processus d’individuation et petit à petit, l’élargissement du cercle de vie intègre-t-il de nouveaux éléments culturels au fur et à mesure des étapes de la vie.
L’entrée dans le monde scolaire est une étape de ce processus. Longtemps on a pu comprendre qu’il s’agissait d’une sorte de volonté d’émancipation (Condorcet) mais aussi de formatage (Guizot puis Ferry) et selon les pays cela est plus ou moins fort, dans un sens ou l’autre. Une lutte alors s’engage entre le monde scolaire et le hors scolaire. En scolarisant l’informatique puis le numérique, le monde académique à choisit de mettre un cadre, certains diront de formater, les esprits. Certes la dimension autonome des pratiques enseignantes laisse la place à de nombreuses variations de manière de faire. Cependant l’écart entre les deux continue de se creuser. L’école dont l’une des missions est d’ouvrir d’autres horizons culturels est-elle encore en mesure de le faire, alors qu’une technicisation du métier d’enseignant et du métier d’élève s’est assez largement développé.
Le numérique développe, outre une autre dimension de la culture que les autres moyens de transmettre, d’autres manière de faire passer. Il permet des métissages beaucoup plus grands, loin de ceux qu’une école traditionnelle et uniquement alimentée par des vecteurs institutionnalisés (manuels scolaires, programmes, médias de flux) l’a permis. Afin d’éviter le choc, le monde académique reste ancré sur ses bases et tente de les conserver en l’état. Mais l’édifice s’effrite petit à petit et des fissures apparaissent sur les murs, même si l’architecture générale de la scolarisation ne change pas. Et pourtant du familistère de Guise ou du Phalanstère de Fourier aux tiers lieux et Learning centers, les initiatives continuent d’être menées. Les pédagogies actives du début du XXè siècle ont ouvert des pistes à l’instar de nombreux praticiens chercheurs qui ont essayé de trouver de nouvelle voies d’éducation. Mais le modèle commun issu de plusieurs courants de scolarisation en Europe de l’est et de l’ouest s’est généralisé à l’ensemble de la planète imposant une forme scolaire.
La question de la place de la culture dans un système éducatif semble avoir été tranchée dans la deuxième moitié du XXè siècle et il s’est imposé comme « naturel ». Le modèle religieux de la transmission s’est progressivement laïcisé et sert aujourd’hui de pierre angulaire de l’institution. Le développement du numérique bouscule la culture et donc demande aux systèmes scolaires de repenser leurs manières de faire mais aussi leurs manières d’être. Si certains pays (et certaines pédagogies actives) ont, semble-t-il, facilement pu proposé de l’intégrer, nous restons loin du compte. Il est temps que l’on comprenne le nécessaire dépassement des frontières du monde scolaire et de sa forme si l’on ne veut pas accentuer les inégalités et en développer de nouvelles. Les dernières enquêtes sur les pratiques culturelles, médiatiques et autres nous indiquent que l’on pourrait aller vers un affrontement « culturel ». Le risque étant une forme de rigidité qui pourrait s’emparer d’une école désemparée…. par le numérique et écartée de la culture commune.
Bruno Devauchelle
Les Sept Savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Le Seuil, Paris, 2000 (UNESCO, 1999), Edgar Morin