Tout travail sur l’humain a toujours à faire avec la souffrance psychique des sujets. Claudine Blanchard-Laville explore dans ses travaux grâce aux éclairages psychanalytiques, des pistes de réflexion pour penser le lien didactique et la relation entre enseignants et élèves.
Certains de vos travaux de recherche ont porté sur les épreuves au travail des professeurs. Comment appréhendez-vous cette question ?
Je dois reconnaître que j’utilise assez peu le terme d’« épreuves » que vous me proposez dans votre question. C’est une notion qui ne fait pas partie de mon vocabulaire le plus usuel en tant que chercheure. En effet, pour les recherches que nous menons, nous sommes conduits à choisir un cadre théorique dans l’analyse des phénomènes auxquels nous nous intéressons et de ce fait, notre vocabulaire est avant tout conditionné par la cohérence de nos concepts à l’intérieur du cadre choisi. C’est ainsi que, pour ma part, je me réfère à une approche clinique d’orientation psychanalytique pour étudier les pratiques des enseignants que j’ai observés et des enseignants dont j’ai entendus les récits de situations. C’est une approche que nous sommes un certain nombre à soutenir en sciences de l’éducation et de la formation, au sein du réseau de chercheurs et de praticiens nommé réseau Cliopsy.
Dans cette perspective, mes publications font surtout état, en ce qui concerne les enseignants, de la dialectique plaisirs/souffrances : c’est ainsi que j’ai intitulé mon ouvrage princeps Les enseignants entre plaisir et souffrance , dans lequel j’ai montré que, dans une perspective psychodynamique inspirée des travaux de Christophe Dejours, la souffrance est l’une des composantes principales du rapport au travail et que le plaisir est sans cesse à reconquérir sur cette souffrance, qu’il n’est jamais définitivement acquis. Car, si l’on accepte de prendre comme angle de vision un éclairage psychanalytique, la souffrance psychique du sujet humain apparaît comme une donnée fondamentale de la vie psychique et l’évoquer ne revêt pas forcément une connotation négative. Selon René Kaës, celle-ci est « une donnée structurale de notre vie psychique, divisée, conflictuelle, d’abord insatisfaite ». Or, être enseignant ne nous dispense pas d’être humain, c’est-à-dire d’être un sujet divisé par notre inconscient, inconscient que nous ne pouvons laisser à la porte de nos salles d’enseignement, ni d’avoir un appareil psychique qui effectue en permanence, et sans que nous n’y prenions garde, un certain travail psychique pour nous maintenir en équilibre ; sauf que, parfois, ce travail spontané, qui se trame à notre insu, ne nous protège pas suffisamment face aux circonstances difficiles qui surviennent.
Mon ouvrage paru en 2013, et qui prend la suite de celui de 2001, s’intitule, lui, Au risque d’enseigner. Je souhaite en effet faire entendre le message que le métier d’enseignant est risqué au plan psychique et que cette prise de risque est largement méconnue par le public. L’autre partie du message porté par cet intitulé, c’est qu’il n’y a pas le choix pour un enseignant : le moment venu, et, en particulier, au moment de son entrée en fonction, il est contraint de prendre le risque d’enseigner. Aucune formation ne peut lui éviter cette confrontation à la réalité du moment de l’acte, au fait de se trouver face à un groupe inconnu et face aux imprévus de la situation. Comment former à accueillir l’imprévu ? En tout cas, il est impossible de garantir à l’avance par la formation que les enseignants ne soient pas surpris à leur arrivée sur le terrain. En revanche, dans l’après-coup de cet exercice, il est toujours possible d’élaborer leurs éprouvés autour de la manière dont ils se sont débrouillés avec cet imprévu. Les temps d’analyse clinique des pratiques permettent ce travail.
Quelle est pour vous l’actualité de ces questions ?
Après un temps de latence de quelques années, je reçois en ce moment un certain nombre de demandes de professeurs débutants qui cherchent à rejoindre un tel type de travail ; ils ont en général été mis en appétence par un module d’analyse des pratiques au sein de leur formation mais estiment que le travail qu’on leur a proposé ne faisait pas une place suffisante à leurs ressentis en situation ; qu’on en restait trop à un échange sur les protocoles ou les stratégies didactiques, alors qu’eux-mêmes se sentent, à cette période de leur entrée dans ce métier, avec des interrogations personnelles sur leur fonctionnement propre. D’autant que, comme je le montre en détails dans le premier chapitre de mon livre Au risque d’enseigner, la société a fondamentalement changé, les élèves qui sont dans les classes ne sont plus les mêmes qu’auparavant, les conditions du métier se sont beaucoup transformées ; on assiste à des mutations sociétales très importantes et face à ce malaise contemporain, les enseignants se trouvent en première ligne, sans pour autant être aidés en proportion des attentes qu’on fait peser sur eux et sans non qu’on reconnaisse l’énergie qu’il leur faut pour soutenir leur place d’enseignant dans cette nouvelle conjoncture.
Quel(s) accompagnement(s) des professeurs vous semble(nt) envisageable(s) ?
Face à ces constats, j’ai été conduite à proposer un accompagnement clinique groupal pour permettre aux enseignants d’élaborer leur pratique, dans l’après-coup de leurs séances d’enseignement, au sein d’une atmosphère empreinte de respect et dans un esprit de coopération. Le but étant de les aider à trouver de nouvelles ressources pour assurer une présence vivante qui tienne dans la rencontre didactique. Dans ces groupes, il s’agit de faire vivre aux enseignants qui y participent une expérience subjective inédite et régénérante, pour qu’ils puissent articuler leur propre subjectivité professionnelle avec d’autres subjectivités professionnelles, en partageant affects et émotions dans un climat de sécurité narcissique. Ce travail psychique revitalisant s’effectue au rythme des séances et dans le respect de la singularité de chacun, dans une ambiance où il est possible de partager les imprévus rencontrés dans les situations apportées par chacun d’entre eux ; sans occulter les émotions qui émergent au détour des récits mais au contraire pour les transformer et se sentir émotionnellement plus dégagés, comme on peut le découvrir au fil des histoires présentées dans mon ouvrage Au risque d’enseigner .
Je postule que chez chaque enseignant comme chez chacun d’entre nous, il y a une instance que Freud a théorisée sous le terme d’inconscient et qui nous influence dans notre manière d’être, de faire, de dire. Si on part de cette hypothèse, on est obligé d’admettre que chez tout enseignant, aussi rationnel qu’il soit, il y a des choses qui se passent à son insu et sur lesquelles sa volonté n’a que peu de prise. Dans notre position professionnelle, notre histoire, notre formation, tout ce qui nous a constitués est présent. Je propose de le reconnaître pour éviter que l’irruption des dimensions personnelles ne vienne parasiter la pratique professionnelle mais aussi, pour régénérer cette pratique, la revitaliser, en travaillant sur son fonctionnement professionnel.
C’est une démarche inverse de celle qui consiste à tenter d’appliquer les conseils qu’on nous donne. Dans la perspective que je propose, « on n’est pas maître dans sa maison », pour reprendre une formule de Freud et, même lorsqu’on tente de mettre en œuvre les conseils qu’on nous a donnés, il existe quelque chose de plus fort qui nous empêche d’y arriver à certains moments car nous sommes poussés, sans que nous le sachions véritablement, vers certains modes de fonctionnement pour, par exemple, faire baisser notre angoisse ou chercher des bénéfices narcissiques bien utiles dans ce métier en manque de reconnaissance. Alors que dans un travail d’analyse clinique des pratiques, on essaie de comprendre dans l’après-coup ce qui s’est passé. On explore un moment qui est rapporté au sein du groupe par un participant. Notre intention n’est pas de dire à l’enseignant ce qu’il devra faire ou ce qu’il aurait dû faire ; mais, l’expérience de ce type de travail montre que, éclairé par les élaborations groupales, un enseignant peut modifier son rapport à la situation analysée. Mon rôle en tant qu’animatrice est de contribuer à ce que le travail développe la croissance psychique professionnelle de tous les membres du groupe.
La présence du groupe est centrale à plusieurs niveaux ; d’abord par le fait qu’un groupe est très créatif au moment de produire des hypothèses d’analyse. Les échos au récit d’une situation, lorsqu’ils sont réfractés par plusieurs psychismes, sont d’une richesse inouïe. Bien sûr, pour laisser se déployer cette créativité, des conditions favorables doivent avoir été installées dans l’espace groupal. En tant qu’animatrice, je ne suis pas la seule source d’apports d’hypothèses et le groupe fait alliance avec moi pour exercer la fonction de contenance. J’imprime au départ un certain climat d’acceptation mutuelle et de tolérance pour les différences entre les fonctionnements et je suis garante du respect des objectifs du travail mais c’est ensemble que nous contenons les émotions qui surgissent, que nous sommes intelligents et empathiques vis-à-vis des élaborations de chacun, et que nous avons de nouvelles idées. C’est ce partage qui est important.
De votre point de vue, comment améliorer le bien-être des professeurs et des élèves aujourd’hui ?
Le travail psychique fait dans les groupes d’accompagnement clinique a des retombées dans la réalité. Non seulement il améliore le confort du professionnel enseignant et son bien-être au travail, mais, surtout, il permet que la rencontre avec les élèves dont il s’occupe s’en trouve plus dégagée et s’effectue avec davantage de tolérance, d’ouverture et d’écoute.
Ce que j’ai montré dans mes recherches, c’est que la souffrance est inhérente à la construction et au maintien du lien didactique dont les enseignants ont la charge. Chaque enseignant s’en accommode à sa façon et plus ou moins confortablement, tous ont à faire avec la souffrance psychique professionnelle spécifique de leur métier. Ils développent des stratégies singulières, des modes de défense qu’il s’agit d’appréhender pour comprendre la nature de cette souffrance et pour les accompagner dans une pratique de dégagement. Ainsi, de mon point de vue, améliorer le « bien-être » des professeurs est grandement lié à la question de les aider à faire mieux circuler leur énergie psychique qui est, au fil des jours, souvent emprisonnée dans des mécanismes de défense qu’il leur est possible de desserrer. C’est en retrouvant une énergie plus fluide qu’ils pourront dégager l’espace d’enseignement pour le bien-être de leurs élèves qui ainsi risquent, à leur tour, d’être moins prisonniers des turbulences émotionnelles issues de la rencontre didactique.
Propos recueillis par Béatrice Mabilon-Bonfils
Directrice du laboratoire BONHEURS
(Bien-être, Organisations, Numérique, Habitabilité, Education, Universalité, Relation, Savoirs) Université de Cergy-Pontoise
Claudine Blanchard-Laville a dirigé une vingtaine de thèses sur la question des pratiques enseignantes depuis l’année 2000.
Voici un extrait de ses publications sur cette question :
(2000) (avec Suzanne Nadot). Malaise dans la formation des enseignants, Paris : L’Harmattan. 374 p.
(2001) Les enseignants entre plaisir et souffrance. Paris : PUF. 281 p.
(2011) À l’écoute des enseignants. Violences dans le lien didactique, Revue de Psychothérapie Psychanalytique de Groupe, N° 55, Angoisse et violences dans les groupes, les familles et les institutions, p. 147-162.
(2012) avec Philippe Chaussecourte, L’orientation codisciplinaire dans le repérage des processus d’enseignement et d’apprentissage. Dans Marguerite Altet, Marc Bru et Claudine Blanchard-Laville (dir.). Observer les pratiques enseignantes. Paris : L’Harmattan. p. 129-146.
(2013) Au risque d’enseigner. Paris : Puf.
(2014) (avec Louis-Marie Bossard et Catherine Verdier-Gioanni) L’évolution du je enseignant de Benoît : entre “permanence et changement”. Dans P. Chaussecourte (Dir.) (2014). Enseigner à l’école primaire. Dix années avec un professeur des écoles. Paris : L’Harmattan.
(2017) Pour une clinique groupale du travail enseignant. Dans Louis-Marie Bossard (dir.) Clinique d’orientation psychanalytique. Recherches en éducation et formation. Paris : L’Harmattan (p. 213-240).
(2017) (avec Sophie Lerner-Seï) Sensibiliser des musiciens professionnels en formation à l’analyse de leur pratique enseignante. Dans A. Dubois (dir.) (2017). Accompagner les enseignants. Pratiques cliniques groupales. Paris: L’Harmattan.
(2018). Le théâtre du corps de l’enseignant. Dans Mireille Cifali, Sophie Grossmann et Thomas Périlleux (dir.) Présences du corps dans l’enseignement. Approches Cliniques. Paris : l’Harmattan.
(2019). Le pari de la clinique psychanalytique dans le champ des sciences de l’éducation. Dans Christine Delory-Momberger et Béatrice Mabilon-Bonfils (dir.). À quoi servent les sciences de l’éducation? Paris : ESF.